Cent millions d'années et un jour de Jean-Baptiste Andrea : sur le rebord du monde et de l'âme

Jean-Baptiste Andrea
Paru aux éditions L'iconoclaste en août 2019
320 pages

Conquise il y a deux ans par Ma reine, j'attendais avec grande impatience le retour de Jean-Baptiste Andrea dans le paysage littéraire. Et le voici, Cent millions d'années et un jour. Un titre comme une promesse.


Jean-Baptiste Andrea est de ces auteurs, je peux l'affirmer désormais, qui possède ce talent de nous transporter, dès les premières pages, dans des paysages éclatants. Emplis de couleurs, de lumières, d'obscurité. Il porte un regard sur le monde, sur la Terre digne des auteurs américains. Sans caméra, juste avec la puissance de ses mots, en saisissant les détails les plus infimes, ceux qui pourraient échapper à nos regards citadins. Mais ici, point de grandes étendues américaines. Nous sommes en France ou plutôt à la frontière entre la France et l'Italie. Point de grandes étendues mais des montagnes hostiles. Des pics aiguisés. Des verticalités vertigineuses. Un lieu où « résonne la présence du diable ». Où la beauté se mue. Tue. 
Le lieu d'une quête folle mais libre.

“ Ici, l'automne est une bête de chair et de griffes. ”

Nous sommes en 1964, Stan est paléontologue. Depuis son enfance il est passionné par ce qui est vivant mort depuis longtemps. Fossiles et dinosaures. Vivant mort. Son chien bleu Pépin. Sa mère tant aimée. L'amour. Vivant mort. Un bout de lui. Paléontologue par passion et par besoin de solitude. Alors, lorsque lors d'un dîner cette petite fille lui parle d'un dragon caché dans les montagnes, Stan se dit qu'il faut creuser. Non pas qu'il croit à l'existence des dragons. Il n'est pas fou. Mais il se pourrait bien qu'il s'agisse là d'un dinosaure. Brontosaure ? Apatosaure ? Quelque chose assurément qui lui vaudra de pouvoir s'offrir un appartement avec de jolis moulures. Qu'il lui permettra d'aller à l'opéra. Vivre à Paris. La grande vie. Comme maman le lui avait fait promettre. Avant que la tristesse n'emporte tout. 

Direction des Alpes. Lui qui a quitté ses Pyrénées depuis si longtemps. Ses Pire-Aînés. La montagne le rattrape. Son rêve aussi. En compagnie d'Umberto, Gio et Peter qui a invité son ami Youri (un drôle de personnage chiffon qui n'a pas sa langue dans sa poche), il va entreprendre cette ascension à la recherche de ce mystère enfoui. Une ascension périlleuse, rocailleuse, neigeuse, venteuse. Une ascension qui ne découlera pas sur le simple trésor à trouver. Elle sera plus grande, bien plus grande, plus essentielle encore. Éprouvante. Aussi époustouflante que douloureuse.

“ Maintenant je sais. Je sais à quoi ressemble l'hiver dans ces montagnes. C'est une locomotive. Une machine furieuse, un délire d'étincelles qui danse sur ses rails, un rire d'acier à l'horizon. Elle hurle, elle se cabre, elle tire en bondissant son cargo de fonte. Je parle bien sûr de l'hiver pur, pas de la saison câline qui effleure chaque année nos existences de plaines et de villes. Je parle d'un dieu vorace dont la colère rabote les cimes et ponce les crêtes. Il donne de l'audace aux glaciers et souffle, perché sur ses montagnes, son mépris pour la vie. Il est destruction. Il est beauté à couper le souffle. ” 

Cent millions d'années et un jour est un roman empreint d'une poésie constante. Qui berce. Bouscule. Éblouie. Comme ce décor dans lequel nous sommes immédiatement projetés. Coïncidence, au moment où j'ai lu ce roman, je me trouvais à quelques kilomètres du lieu. Dans la région du Piemonte en Italie, si proche de ce décor. Et je peux vous assurer que tout était là, pas un détail ne manquait. Je voyais ses hauteurs, cette glace permanente, ce blanc lumineux. Je voyais cette roche qui semble si tranchante. Ces nuages qui masquent les sommets. Oui, dans ce roman, le décor est un personnage. Silencieux et bruyant à la fois. Dont la présence nous enveloppe et nous raidit. 

Il est ce roman dans lequel aux côtés de Stan on s'émerveille et on souffre. On espère, on trébuche. On explore en dehors et en-dedans. De la Terre et de soi. Ce qui est mort depuis longtemps et ce qui bat encore. Cette solitude aride qui habite les lieux et les êtres. Une solitude qui se fait commune. Se partage et se déchire. Craque comme la montagne et la neige. 
Jean-Baptiste Andrea transforme la quête en promesse, la quête en folie. Celle qui mord délicatement, douloureusement. Il arpente l'enfance (thème que je crois cher à l'auteur). Ces douceurs et sa violence. Celle d'un père. Autoritaire. Jamais fier. Alcoolique. Un père qui a les poings qui démangent. L'enfance donc, qui poursuit, ronge, façonne. Une vie, un cœur. 

“ Je suis parfois maladroit. Blessant, bourru, bête même. Réservé, froid, méfiant. Empoté et désespérant. Mais je ne suis pas un mauvais bougre. J'ai la gentillesse ébouriffée des abeilles, je pique parfois sans m'en rendre compte la main qui m'approche, parce que je crois par habitude qu'elle va m'écraser. ”

Ce second roman est sans hésiter une belle confirmation de talent. D'un regard sensible porté avec force sur le monde et sur soi. Un roman doux et âpre. Une déclaration lumineuse aux compagnons de route. Quels qu'ils soient. À la Terre, à la montagne. Aux mères. Nature et mère tout court. 
Il est ce roman qui me laissera une empreinte longtemps après l'avoir refermé.


Ces livres qui mêlent poésie et paysages

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Comme un lundi et Bleu de travail de Thomas Vinau
D'os et de lumière de Mike McCormack
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Bazaar de Julien Cabocel

Commentaires

  1. Il me semble, à te lire, que l'on retrouve quelque chose de l'univers de son premier roman, et en tout cas une atmosphère très particulière.

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    1. Des thèmes communs, qu'il prolonge, fouille encore davantage. Vous en saurez plus la semaine prochaine avec une petite interview :)

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