Je voudrais que la nuit me prenne d’Isabelle Desesquelles : l’amour inconditionnel

Je voudrais que la nuit me prenne
Paru le 16 août aux éditions Belfond
208 pages

Le roman d'Isabelle Desesquelles je l'ai repéré dès la présentation de la rentrée littéraire Belfond en juin dernier sur Lille. Le titre m'avait tout de suite hypnotisée. Je l'ai posé tout en haut de la pile. Ne tenant plus, je l'ai ouvert et ce fut l'évidence dès la première page. Les coups de foudre ont lieu en un regard, c'est pareil en littérature. Et c'est tout aussi beau et grand. 


« Au début, j'étais grande comment ? Au tout début dans le ventre, j'étais grande comme ça ? » Et de lui montrer mon pouce de gamine de huit ans. 
Il le divise en deux. « Mais j'arrivais à manger ?! Ça ne pouvait pas passer ! »
De sa voix qui n'est pas encore rauque de ces brutes de sanglots, il m'offre un mot. Ombilicœur.
Moi aussi je veux en inventer un, et je me lance, agitée, si désireuse de l'impressionner, mon père. Ça fait de moi une enfant vibrante, certainement éreintante, autant pour moi que pour lui. « Passionnaliter ! On décide que ça se dit, d'accord ? On le mettra dans les verbes du premier groupe ? Ce serait bien, non, que tout soit de la passion ? » 
Il y a tant de mots qui bourdonnent depuis seize années sans nous lâcher. Je voudrais que la nuit me prenne moi aussi

Qui est cette petite fille ? Une petite fille qui ne parle plus tellement comme un enfant. Qui est Clémence ? Une enfant ? Une adulte qui conte ses souvenirs ? Qui est cette gamine de 8 ans qui explore l'amour avec Just, avec Lise sa cousine, Mamoune sa grand-mère, avec ses parents – Rosalie et Alexandre Sauvage (que l’on retrouve aussi dans Un jour on fera l’amour) – qui toujours mêlent la fantaisie à leur amour ? Qui dansent, chantent, Maman toute folle, qui lisent à voix haute des passages de livres qu'ils chérissent. 
Qui est Clémence dans cette ronde ? Elle semble mi-enfant, mi-adulte. Déjà en proie avec une certaine mélancolie. Des mots d'adultes qui bousculent ceux de l'enfance. Curiosité. Rapidement au milieu de cette poésie, de cette lumière, de ces souvenirs on perçoit la noirceur. L’ombre. On sent, comme un animal flairerait le danger. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. On avance à tâtons. Ça nous prend aux tripes, ça nous étouffe comme ça nous éblouit. Comme l'écriture d'Isabelle Desesquelles. Cette écriture minérale, envolée. 
Elle voit ses parents faire l'amour sauvagement. Elle voudrait détourner les yeux mais elle ne le peut. Non, Clémence n'espionne pas. Elle ne regarde pas par le trou de la serrure. Elle est bloquée. Enfermée dans un lieu qu'elle n'a pas choisi. Dans des images. Elle est partout. Tout le temps. Sans répit. Elle est là et absente en même temps. Elle voit battre le monde. Elle voit celui qu'elle aime, grandir. Lui échapper. Elle sait et voit tout à travers des yeux qui ne sont plus les siens. Le lien ombilicoeur. Clémence a 8 ans mais aussi 24 ans. Qui est Clémence et son entêtant refrain « je voudrais que la nuit me prenne » ?

Pour le découvrir, il vous faudra lire ces pages. Entendre sa voix. La comprendre. À corps et à cri.

“ Ressentir. Ce qu'il m'aura appris avant tout. La sensation des choses. D'un tout. [...] Il m'en aura fait toucher des mousses, de tous les verts, au ras du sol et sur les murets de pierres sèches montés il y a des siècles, un marqueur de propriété jalonnant les drailles tout en dépierrant le sol afin de le cultiver. À certains arbres, la mousse est une seconde écorce et, selon l'humeur du ciel, le lichen des chênes semble une guirlande phosphorescente accrochée à leurs branches créant des voûtes, et des berceaux inversés. L'hiver, il leur arrive de lancer des éclairs métalliques, qu'il pleuve, un rayon de soleil derrière et la ramure des arbres se transforme en coffret à bijoux ; une nouvelle averse, l'arbre a un cou, des bras, et bien plus que cinq doigts. S'il y avait de la beauté, un étonnement, une rareté, on ne passait pas à côté sans s'y arrêter, papa la célébrait, et cela change tout, voir les choses ainsi. ”

Il y a dans ce roman d'Isabelle Desesquelles la puissance et l'importance des souvenirs – à travers les images, les chansons, la littérature – pour ne jamais oublier ni l'Amour, ni un être mais savoir aussi le laisser partir. Imaginer ce que l’on dirait, ce que l’on tairait, qui l’on deviendrait si…
Plus encore, il y a la puissance de la nature, l'observation de celle-ci comme une nécessité pour ne pas se perdre totalement. De ces sens qui s'éveillent au contact de la pluie, d'un flocon, d'une mousse, d'une feuille, de l'eau, d'un papillon, d'un lieu qui devient une personne, d'une falaise. Cette faune et cette flore qui nous font sentir vivant parmi le vivant. Avant de s'éveiller au contact d'un semblable, d'un toucher, d'une voix, d'un regard. Il y a dans ce roman l'urgence de la vie et sa promesse. Qu'elle ne peut tenir. 

Hypersensible, ce roman ne pouvait que me plaire, m’habiter. De frissons de beauté en frissons d’angoisse, Isabelle Desesquelles m’a frappée en plein cœur au point de refermer le livre, avec de petites gouttes d’eau qui roulent sur les joues. 
Je l’ai lu lentement, parce qu’il est éprouvant, exigent mais surtout parce qu’il est infiniment délicat et poétique. Une poésie qui hante et transcende. Je voudrais que la nuit me prenne s’approche de la perfection, même dans ses silences. 
On flotte en le lisant dans une atmosphère unique. De celle qui envoûte et terrasse, ensorcelle et trouble. Ce roman est un miroir de vie, où le bonheur est écourté. Passé lumineux. Présent noirci. Futur incertain. Un bonheur teinté de noir quand l'ordre des choses est dérangé, inversé. Un bonheur qui se rappelle à lui, à elle, à eux par la voix d'une petite fille finalement très grande. Avant, arrière, avant, arrière. La houle des souvenirs. Fragile. Comme la vie.
“ En donnant la vie on oublie tellement qu'elle n'est qu'un prêt. ”

Quentin et Joëlle ont eux aussi été conquis par ce roman.

Commentaires

  1. Joli billet qui donne envie de découvrir ce texte...

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    1. Merci Delphine, s'il donne envie de le découvrir alors j'ai tout réussi :-)

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  2. J'en ai lu un autre de l'auteur récemment et celui-ci me fait donc de l'oeil.

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    1. Lequel as-tu lu ?
      Pour ma part, j'ai tellement aimé celui-ci, que trois autres m'attendent de l'auteure.

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  3. Réponses
    1. C'est tout l'effet recherché :) Sincèrement, je ne sais pas quel écho il aura dans cette rentrée littéraire mais j'espère qu'il aura la place qu'il mérite.

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