Le grand vertige de Pierre Ducrozet : un monde qui tremble…

 
Pierre Ducrozet
Paru aux éditions Actes Sud le 20 août 2020
368 pages


Il y a quelques livres que j’attendais avec grande impatience en cette rentrée. Quatre, peut-être cinq et celui de Pierre Ducrozet en faisait largement partie. J’avais adoré en 2017, L’invention des corps, qui nous transportait au cœur de la grande machine désormais bien lancée : le transhumanisme.
C’est donc les yeux fermés que je me suis jetée dans ce nouveau roman, Le grand vertige qui poursuit à merveille (vous êtes prévenu(e)s) l’œuvre entamée de l’auteur autour des corps et du mouvement.


“ On s'habitude à la vie grande, à la soie sur nos peaux, à la chaleur sous nos pieds. Tout ce qui se trouve devant nous est né du pétrole : villes, voitures, avions, industries, services, armées, luxe et nécessité. Il nous en faut plus. On avale 97 millions de barils par jour dans le monde. 179 000 litres par seconde. Encore plus. C'est si bon. On sait bien que ça nous flingue mais que voulez-vous - le retour à la bougie, c'est ça ? Le monde moderne est à ce prix.
Alors on épuise les sols, on accélère la fin.”

Établir un état des lieux de notre monde afin d’agir pour demain. Réparer ou en tout cas préserver ce qui peut l’être. Voilà l’ambition de la CICC – Commission internationale sur le changement climatique et pour un nouveau contrat naturel – protéger le poumon vert de notre planète, trouver de nouvelles énergies moins polluantes, plus durables. Les gouvernements auraient-ils fini par repeindre en vert leur blason politique ? 
Toujours est-il que pour diriger cette commission, ils font appel à Adam Thobias, l’un des pionners de la pensée écologique.

Dans un monde, le nôtre, qui craque et se fissure, Adam Thobias réunit autour de lui toute une équipe composée de scientifiques, explorateurs, photographes, anciens élèves… Une armée verte, du Canada au Brésil, en passant par Shanghai, l’Arabie Saoudite ou encore l’Australie, chargée d’observer, d’informer et d’agir via le réseau Télémaque. 
Des personnages tous habités par une rage, une envie de mouvement, une lassitude parfois. Comme c’est le cas de Nathan, Mia, Arthur ou encore June. La mystérieuse et sauvage June. Vingt-deux ans, génération désabusée, qui ne croit plus en grand-chose. Qui constate les dégâts faits par ses parents et tous ceux avant elle. Depuis des siècles. June qui s’enfonce dans la jungle birmane à feu et à sang. June qui voit l’Horreur. Les massacres. Les viols. Les vies qui se brisent. June qui court pour survivre. June et cette quête qui lui échappe… Mais June qui découvre également le corps, le cœur. Le mouvement de son propre corps, celui des autres et  du monde. 

Et puis aux quatre coins du globe, les explosions… Et cette quête pour un monde meilleur qui pourrait bien devenir tout autre chose….

“ Elle veut voyager XXIe. Elle voudrait trouver une manière d'être au monde qui ne soit ni prédatrice, ni autoritaire, ni arrogante. Se fondre dedans. Etre partout, nulle part. Oublier le quadrillage et les grandes découvertes, opter pour le glissement, le passage en douce, l'étreinte. Oui, voilà ce qu'elle voudrait, June - autant dire qu'elle a du boulot. ”

Pierre Ducrozet poursuit cette mise en lien des époques, des générations, des attentes et folies mêlant pour cela avec habilité et justesse les genres : voyages, espionnage, Histoire, désir des corps, sciences, politique. Un roman ultra-contemporain en perpétuel mouvement comme l’était déjà L’invention des corps, avec cette fois pour préoccupation majeure : les changements climatiques. Comment désormais habiter le monde. Comment être au monde sans avoir les grandes prétentions des siècles passés. 
En incarnant questionnements et pensées intimes par le biais de ses personnages, Le grand vertige éveille les consciences aux dangers encourus et à la destruction faite par nos ancêtres, par nous, et à laquelle les géants industriels et politiques continuent de s’adonner malgré un système mort. 

“ Tout, finalement, découle de ce sentiment de terreur qui submerge l'homo sapiens devant la nature qui tout à coup le dépasse, qu'il ne comprend plus : pris de rage et d'effroi, il se met à détruire. Il fait ça. Il domine, assiège et contrôle pour ne plus avoir peur. Pour oublier qu'il n'est rien. Lentement, il effacera ce sentiment et pensera qu'il est tout. ”

Une fois démarré il devient bien difficile de lâcher ces pages qui ont autant de corps, de cœur, que de tripes. Ça bat à un rythme effréné. Ça cavale à toute vitesse au cœur de cette hyper mondialisation. Ça nous transporte nous aussi instantanément aux quatre coins du globe dans ce grand mouvement, ce grand tremblement. Cette cartographie des lieux, des vies. Et on tremble, on ressent la moiteur des lieux et des corps, on s’engouffre dans les tourments et les espoirs de l’âme et du monde… Alors prêt pour ce grand vertige ?



Les autres chroniques en lien avec Pierre Ducrozet 

Vous êtes ici de John Freeman (2019), traduit par Pierre Ducrozet


Les autres chroniques en lien avec ce monde qui tremble

L'arbre-monde de Richard Powers
Nos cabanes de Marielle Macé

Le grand Vertige de Pierre Ducrozet paru chez Actes Sud en août 2020


Commentaires

  1. Je ne lis que très peu de livre sur ce thème (sauf L'arbre-Monde parce que signé Richard Powers!), je crois avoir peur de sentir la panique arriver (tu vois l'éco-anxieté? ...)

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    1. Ah c'est sûr que ce n'est pas le genre de livre qui va nous bercer d'illusions et qu'il fait prendre conscience que finalement, cela fait des siècles qu'on se moque de ce que nous faisons subir à cette planète. C'est pour moi le genre de livres essentiels qui peut, je le crois, je l'espère, faire prendre conscience et en même temps je peux comprendre que ça fasse peur d'aller vers ce genre de roman qui aborde la violence de l'Homme.

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