[Autour des livres] Interview de Nicolas Houguet autour de "L'Albatros"

L'Albatros
© Astid Di Crollalanza

Si vous avez tout suivi, vous savez à quel point j'ai aimé et j'aime le livre de Nicolas (dont vous pouvez retrouver ma chronique ici). Vous savez à quel point il m'a transportée, secouée. À quel point je l'ai trouvé sensible, sincère, percutant et musical. Une  magnifique envolée au cœur d'un concert, dans le cœur et la vie d'un homme qui nous balance ses tripes. Nous parle de l'enfance, de l'adolescence, de l'amour, du corps, des douleurs, des étincelles, de l'art, de ce qu'il provoque. De la différence et de l'acceptation de soi. 

Je ne pouvais pas en rester là, j'avais envie de prolonger l'instant, vous donner à lire ce qui le porte. Bienvenue dans l'univers de L'Albatros, et dans la tête de Nicolas. 


De la naissance à l’envol de L’Albatros

Ce récit démarre par une rupture, une douleur, une plaie à vif et peu à peu l’apaisement, l’acceptation et le vivant se font sentir. Volonté de départ ou est-ce le temps qui t’a permis de prendre une certaine hauteur ?

N.H : ça m’a pris beaucoup de temps. Parce que, pendant longtemps, j’avais le présent de la séparation qui me tournait en boucle dans le cœur et qui retenait des mots captifs. La première version du roman ne racontait que le concert, était assez désincarnée, inaboutie. C’était comme un gros article. E. n’était qu’une allusion et je n’avais pas envie de m’y confronter. Alors qu’il le fallait pour donner véritablement un livre

◆ Ce livre tu l’as laissé enfermé quelques temps dans un tiroir. À quel moment t’es-tu dit « c’est maintenant » et pourquoi ?

N.H : c’est la rencontre avec mon éditrice, Caroline Laurent, qui a décidé de son sort. Je ne l’ai jamais vraiment oublié ce texte, je le distribuais parfois à des amis. Mais c’est la ferveur de Caroline et son enthousiasme qui m’ont incité à m’y replonger. À y incorporer aussi d’autres extraits d’anciens textes (qui traitaient du handicap, du divorce entre le corps et l’âme) que j’avais laissés de côté également. C’était comme réunir des morceaux épars (Lisa Balavoine, si tu me lis, merci pour l’influence), et ça s’imbriquait, c’était le moment. C’est surtout que j’arrivais à aborder tout ça sereinement, d’une manière qui n’était pas faussée, par ma souffrance ou par le regard des autres. J’ai su à ce moment et sous l’impulsion de Caroline, comment réconcilier tout ça et en faire un objet de littérature cohérent, pas un simple témoignage. D’ailleurs l’un des premiers titres était « la réconciliation ».

◆ Tu y convoques tous tes démons, tous tes deuils, tes blessures mais aussi toutes ces amours qui ont fait ou font partie de ta vie. Marier le douloureux et la beauté, une nécessité selon toi ?

N.H : oui je crois vraiment. Je trouve que la vie est pleine de fautes, de ratures. Écrire c’est avoir ce curieux pouvoir : l’occasion d’ordonner tout ça, de le comprendre, de rectifier le tir. Comme dans les « volutes » de Bashung « je cogite, je m’agite, je rejoue la scène ». Quand j’écris, même des lettres, c’est pour ça, pour réparer les moments où c’est foireux. Pour les comprendre, pour les dompter. Sans ça je saurais à peine fonctionner. J’ai besoin de mettre les choses en mots, les beautés, les douleurs. Pas d’en parler, j’ai horreur des grandes explications, des disputes ou des bavardages, mais de les écrire. Ça a une belle qualité de silence, l’écriture, c’est du temps long. Et nos écrans nous privent beaucoup de ça. C’est un peu le dernier bastion où on peut s’entendre penser encore un peu. 

J’avais tout planqué. Alors que ça m’a rendu sensible à tout, à chaque geste, même les plus anodins, à une sensualité presque quotidienne, banale, comme à une chorégraphie. Tu vois la vie comme un grand ballet étrange dont tu es spectateur. Et tu t’aperçois que c’est magnifique d’avoir ce point de vue, d’en profiter en esthète, d’être presque dispensé d’y jouer un rôle.

Les paysages sont également abordés. Les étendues américaines, les monuments italiens, Rome, Venise et Florence. Ces envies d'espaces, d'émerveillement. Que représentent les lieux pour toi ?

N.H : les lieux sont un écho à notre intériorité je pense. Tu arrives et ça résonne. Que ça soit dans le Duomo de Florence ou dans Monument Valley. Tu as des esprits qui savent te parler dans l’air, t’inspirer. C’est toujours en voyage que j’ai eu envie d’écrire, tu es débarrassé de tout, tu n’as plus que ton présent, et tu apportes juste l’essentiel dans ta valise pour qu’elle ne pèse pas trop lourd. C’est un décor d’opéra en fait, et tu y amènes ta musique intime. Les lieux ne sont rien si on ne les peuple pas de nos regards, de nos pensées. Et leur souvenir finit par faire partie de nous, à nous accompagner partout. Au fond, ce concert et ce livre commencent à Vaux-le-Vicomte et à Monument Valley.

L’Albatros c’est aussi un regard sur le corps qui entraîne des émotions paradoxales : solitude et émerveillement, empêchement et liberté, rejet et acceptation, sensualité aussi quand tu parles de E., de ces florentines croisées, de cette femme installée à une terrasse qui allume une cigarette et même de Patti. C’est un point que j’ai moins abordé dans ma chronique mais j’aimerais que tu développes cette idée si tu le veux bien.

N.H : j’ai longtemps cherché comment aborder ça. Le handicap. Je savais bien que c’était ce qui intriguait les gens en général. Comment vit-on avec un corps différent ? Quel rapport au monde cela instaure ? J’ai essayé d’écrire dessus pendant longtemps. Je n’ai jamais réussi avant ce livre. Ou pas comme il fallait. Je trichais, j’essayais d’être drôle, de dédramatiser. Je me suis longtemps caché. J’essayais d’être rassurant, conforme à ce que les gens imaginaient de moi. Être à l’image des clichés que les autres projettent sur soi, c’est beaucoup plus confortable. Du coup, jusqu’à il y a deux ou trois ans, je n’avais pas de contours précis. J’essayais de me fondre dans la masse et d’être toléré, intégré. Et ce n’était jamais très intéressant, d’incarner ces histoires de dépassements, de corps à sauver, à libérer. Ça m’évitait d’être en colère et ça m’évitait d’être seul face à ça. Et là, c’est peut-être le fait d’avoir 40 ans, j’ai décidé d’être honnête, à m’assumer. Ce que je n’avais jamais osé ou réussi auparavant. Je me suis laissé entraîner dans beaucoup d’évitements. Pour ne pas avoir à dire mon corps. Le paradoxe qu’il est. La douleur. Un ami proche m’a dit un jour : « ton tabou absolu, c’est la douleur ». ça a été un déclic. Il me connaissait depuis vingt ans et n’avait aucune idée de la souffrance, des frustrations, du rapport curieux que ça instaurait à la réalité. J’avais tout planqué. Alors que ça m’a rendu sensible à tout, à chaque geste, même les plus anodins, à une sensualité presque quotidienne, banale, comme à une chorégraphie. Tu vois la vie comme un grand ballet étrange dont tu es spectateur. Et tu t’aperçois que c’est magnifique d’avoir ce point de vue, d’en profiter en esthète, d’être presque dispensé d’y jouer un rôle. Tu peux en goûter l’harmonie. Et l’écrire. J’ai toujours choisi ça, de ne pas en souffrir. Mais d’en profiter.  Et avec E., j’ai pu le vivre. Et découvrir tout ce que je m’étais arrangé pour contourner et tenir en respect, ces réalités du corps. La vraie histoire du livre, c’est cette découverte.

Il fallait absolument que ça sonne. Et que ça sonne comme du Patti Smith, donc de la poésie scandée. J’aime cette dimension lyrique.

Ton Albatros se lit merveilleusement bien à voix haute (ça s’est senti dans les teasers, mon chat l’a entendu longuement aussi…), on y sent toute la musicalité qui se transpose au concert. Cette musique des mots qui nous happe à mesure que l’on te lit, qui m’a bien souvent fait penser à Kate Tempest, et finit, je trouve, par prendre l’ascendant sur Patti Smith. As-tu, lors de la phase d’écriture, imaginé ou travaillé ton livre en ce sens ?

N.H : Je n’ai pas réalisé ça, avant les teasers. Je n’étais pas comme Flaubert à m’enfermer dans mon gueuloir et à hurler mon texte. En fait je ne l’ai jamais lu à voix haute. Pour moi c’était un monologue intérieur. Une voix off sur la vie. Mais la musique, chaque chanson était primordiale, et je les écoutais sans cesse, pour en garder le rythme. J’en ai souvent parlé avec Gilles Marchand (ancien batteur lui-même), de cette dimension incontournable. Il fallait absolument que ça sonne. Et que ça sonne comme du Patti Smith, donc de la poésie scandée. J’aime cette dimension lyrique. Et songer à Kate Tempest est sans doute le plus beau compliment que tu pouvais me faire. Et si Patti Smith s’efface peu à peu, c’est qu’au fil des chapitres, je m’affirme, j’ai orchestré ce crescendo. Content que tu le sentes !

D’ailleurs, comment as-tu construit ce livre ?

N.H : il est structuré en suivant scrupuleusement la setlist et le cours du concert. Je voulais en retrouver minutieusement chaque nuance et tout ce qu’il m’a fait ressentir. J’écoutais les chansons. Je discernais leurs thèmes. Et j’y tissais à chaque fois mes souvenirs, qu’elles semblaient incarner. Comme un aller et retour permanent, un dialogue entre Patti Smith et moi.

◆ Tu as vécu ce moment comme une ivresse. C'est d'ailleurs un mot qui revient sans cesse dans ton livre. Comme un refrain. Était-ce conscient ?

N.H : Non j’aurais aimé te dire que le leitmotiv était conscient, mais pas du tout. C’était ce que c’était. Je suppose que dans ces cas-là, les mots s’accordent pour le traduire. Et c’est le souvenir que j’en garde vraiment. Un bateau ivre. 


L’art : quand la musique et la littérature bâtissent une vie
Il y a cette phrase dans L’Albatros « L’art a sauver le monde ce soir, c’est déjà ça. » qui résume finalement assez bien ton livre. L’art salvateur. L’art révolte. L’art libérateur. Il est temps d’aborder cela.

Patti Smith est ce dénominateur commun avec E. mais au-delà de cela que représentait Patti Smith pour toi avant E., avant ce concert ? Et maintenant ?

N.H : ce qu’il y a d’intéressant, c’est qu’elle ne représentait pas grand chose. Je ne connaissais pas autre chose que « Because the night » et « People have the power ». J’ai lu son autobiographie  Just Kids quand elle est sortie. Et j’ai vu d’incroyables similitudes de parcours et de références, les mêmes influences artistiques (Jim Morrison et les poètes français en particulier). C’est là que j’ai commencé à m’y intéresser avec l’exubérance d’un nouveau converti. Mais c’est lié à mon histoire d’amour qu’elle accompagnait presque chaque jour. À présent, j’ai un rapport tendre à elle. Un peu comme quelqu’un qui fait partie de la famille, la vraie. Celle que tu te choisis. Celle des artistes que tu aimes et qui disent qui tu es.

Je sais à quel point la musique a une place importante dans ta vie. Que t’évoque-t-elle ? Que t’apporte-t-elle ? Quel rôle a-t-elle dans ta vie ?

N.H : je n’imagine pas ma vie sans. Elle est plus primordiale encore que les livres. Souvent c’est elle qui me donne l’impulsion d’écrire. C’est ma source absolue. Et je me demande si j’ai jamais écrit quelque chose sans allusion à la musique. C’est ma respiration.

D’ailleurs, as-tu écrit avec Patti en fond sonore ?

N.H : Oui tout le temps. En boucle. Pour ne jamais la perdre de vue. Et puis ça ravive les sensations, la musique. Ça charrie des souvenirs d’une manière exacte, beaucoup plus que des photos. Ça te précipite dans le moment tel que tu l’as vécu, ça t’en redonne le goût intact. Le souvenir d’un concert, c’est du présent sacré, ça dure, ça peut accompagner toute ta vie. La changer aussi peut-être. Dans chaque musique qu’on aime, il y a une révolution intime.

Si tu devais là, tout de suite, me composer ta playlist idéale en dix titres ? (oui, je suis un tyran)

N.H : le cauchemar… c’est comme quand on te demande ton bouquin préféré. Je vais m’en sortir attends… Pendant que je relisais, que je retravaillais le texte, j’écoutais énormément les Doors. Les Beatles aussi. Paul McCartney. Queen parce que ça me rend heureux. Bob Dylan. J’ai découvert Debussy il n’y a pas longtemps, Eric Satie. Les Foo Fighters et Nirvana. George Harrison… Il y en a dix là ?

(on est d'accord, il y a un peu de triche mais bon, moi-même je n'aurais pas su faire mieux)

je me demande si j’ai jamais écrit quelque chose sans allusion à la musique.

◆ Toutes les formes d’art parcourent ton livre. Baudelaire et Rimbaud ont une place importante. Depuis toujours d’ailleurs si on en croit le nom de ton blog. Peux-tu nous parler de ton rapport à eux ?

N.H : Avant hier, une amie avait partagé un texte sur Instagram. Un extrait sublime, qui semblait me contenir. Et j’ai une mémoire catastrophique. Je lui écris « c’est magnifique, qui est-ce ? ». Elle me répond « Rimbaud ». Et tu vois, on ne change jamais. J’aurais dit exactement la même chose à 16 ans. Et Baudelaire, c’est encore pire. Il me revient souvent par bribes, au spectacle du monde. J’ai eu un coup de foudre l’autre jour pour le dernier roman de Juliette Bouchet, Mon cœur vient du désert d’Atacama, et j’ai fini mon article sur elle en disant qu’elle était moi, que j’étais elle. Et c’est profondément vrai. Et Baudelaire et Rimbaud, c’est ça… Il y a une citation de Salinger que j’aime bien dans L’attrape-cœurs, où il dit que l’auteur doit devenir comme un copain à qui on aurait envie de parler. Ils sont mes vraies racines, les mots qui m’ont fait un peu me sentir chez moi sur terre. C’est fondamental.

Très vite on sent que l'écriture a pris toute la place dans ta vie, l'écriture des autres mais la tienne aussi. Tu dis dans ton livre que tu écrivais en cachette, que tu pensais que c'était ta timidité qui te poussait à écrire plutôt qu'à parler ou vivre. Tu dis aussi qu'écrire permet de tenir. Tu dis, je te cite, que « sans l'écriture, je crois que je n'aurais jamais su qui j'étais, ce que je ressentais et ce que j'avais dans le ventre. Je n'aurais rien expérimenté par moi-même ». Aujourd'hui, maintenant que tu as couché tout cela sur papier, te sens-tu différent ? Sais-tu qui tu es ?

N.H : Un peu mieux. Beaucoup mieux. Je te dis, c’est comme réunir les éclats d’un vase éclaté, les recoller, découvrir le motif. S’aligner. Quand j’ai fini la dernière version du livre, j’ai ressenti un grand soulagement, un apaisement. J’avais sorti ce qui devait sortir à ce moment-là. J’en avais besoin. Et je crois que l’écriture c’est ça : la nécessité d’écrire. On en parlait à notre toute première rencontre avec Caroline Laurent, de cette obligation de finir le geste. Que c’était plus important que tout. Et ce livre, je n’ai jamais pu totalement l’abandonner. C’était un acte que je devais mener à son terme.


Et parce que tu connais mon côté chieuse que je maîtrise parfaitement bien… ton chemin de bibliothèque à toi en 10 auteurs (au-delà de Rimbaud et Baudelaire sinon ce serait trop facile) tu nous en parles un peu ?

N.H : Tu sais qui je vais dire en premier (tu connais mon côté prévisible) : Sigolène Vinson. Parce que c’était comme découvrir un continent, un aspect de la littérature que je ne connaissais pas, un beau voyage. Gilles Marchand pour ses livres, sa folie et son intégrité, son intransigeance et son exigence quand il parle de littérature. Julie Estève pour son audace, sa tendresse et sa violence. Loulou Robert, pour son style qui ressemble à une adolescence sauvage et préservée. Juliette Bouchet pour sa force d’imagination, son humour et son engagement. Sylvie Le Bihan pour son élégance et sa rébellion, Claire Barré pour son aura chamanique et sa manière de n’avoir peur de rien. Jim Harrison qui me donne faim. Maupassant et Dostoievski parce qu’on ne fera jamais mieux. Jack Kerouac parce qu’il a été un déclic.


◆  Si tu as un dernier mot à formuler, manifeste-toi maintenant ou tais-toi à jamais...

N.H : Merci à toi pour tout, pour ta première lecture. Tu n'imagine pas combien ça m’a porté, combien ça a compté.


Un grand merci Nicolas pour ta disponibilité et ta fraîcheur.

Commentaires

Articles les plus consultés