Nus de Laure Becdelièvre : prendre corps

 
Laure Becdelièvre
Paru aux éditions Plon en janvier 2020
336 pages


Enfin, j'ai pris le temps de lire ce roman qui m'avait tant intriguée à sa sortie de part son thème : le rapport au corps, changeant et artistique. La conciliation des deux et l'appréhension de la maternité. Un sujet intéressant que promettait ce premier roman de Laure Becdelièvre. 


Nue. Nue, chaque jour. Ses courbes, ses rondeurs, son grain de peau.

Nue. Devant ces regards attentifs. Elle se courbe, pied flex, tête penchée. Ils l'observent, sous tous les angles, toutes les coutures de chair. Ils la dessinent. La sculptent. Nue.
Elle est la muse, la matière des étudiants, des artistes. Modèle nu. Un métier sans statut. Un métier rejeté par sa mère au point d'instaurer la distance d'un silence entre elles et la rancœur, tenace.
 

“ Peu à peu la routine avait commencé à s'installer, et il devint de plus en plus naturel à Mathilde de prêter l'oreille à sa vie intérieure. De s'extraire du monde alentour pour se concentrer sur le cheminement de son souffle, de son sang. Son esprit se mit aussi à gambader à l'extérieur, au hasard des grains de poussière qui flottaient dans la lumière, des rumeurs de la ville au dehors, des bruits de crayon qui grattaient le papier. Indifférent à ces regards braqués sur elle, vifs et impersonnels à la fois. Vides d'érotisme, avait-elle toujours cherché à imposer. Vides d'un désir autre que celui de la dessiner. Avec le temps s'était ainsi formée sur son corps une seconde peau. Une "tout-nue" de travail entendait-elle encore souvent lui chuchoter la voix acidulée de Nadia. ”


Modèle nu. C'est le quotidien de Mathilde. Mais comment réagira le professeur lorsqu'il apprendra qu'en elle un être a élu domicile ? Comment dire ? Elle, déjà elle-même si bouleversée par cette nouvelle, par ces doutes qui l'assaillent, par ce monde qui a perdu son insouciance, par ce corps qui se transforme...

Et comment réagira son compagnon, lui qui a déjà mis du temps avant d'admettre que les regards portés sur sa compagne n'étaient finalement qu'artistiques.

Son corps tangue, son couple tangue. Et bientôt elle ne pourra plus le cacher.

Bientôt, un regard va tout changer. Celui d'une jeune femme singulière, presque sombre. Mia, le mystère. Mia, son regard. Son talent. Cette relation qui peu à peu naîtra, grandira, évoluera à mesure que le corps de Mathilde se transformera. Que la maternité se dessinera. Que ce modèle deviendra bientôt elle aussi La vierge à l'enfant.

Et n'est-ce pas là, à ce moment précis de la maternité, qu'il faut tenter de faire table rase du passé et des rancunes pour inventer un lendemain apaisé ?

“ Ils sont seize en face d'elle, seize visages qui lui donnent le tournis.

Ces regards…

Ces nez…

Ces mentons et ces pommettes, ces lèvres…

Ces textures de cheveux…

 

Et l’enfant qu’elle porte en elle, quelle sera sa composition ? Comment seront mariés les traits de Baptiste et ses traits à elle, leurs traits physiques, de caractère, lesquels l’emporteront dans l’aveugle compétition de la sélection naturelle, et lesquels échoueront ? Y aura-t-il même un quelconque air de famille, avec elle, avec lui ?

Sera-t-il viable ? Aura-t-il bien tout ce qu’il faut où il faut, sera-t-il beau, drôle et charmant, sera-t-il doux, intelligent ? Sera-t-il… de bonne composition ?

Elle est en train de frabriquer un autre, un être différent ! De la zone la plus intime de son corps sortira peut-être un garçon, peut-être une fille, quelqu’un qui peut-être bien ne lui ressemblera pas, ou si peu…

Elle a ce pouvoir, oui, ce pouvoir qui tout à coup lui semble ahurissant. ”


Nus au pluriel. La nudité des corps et celle des âmes. Voilà ce dont il est question dans le roman de Laure Becdelièvre. Une mise à nue. Complète. Celle d'une femme qui doute. Est-elle faite pour être mère ? Est-elle seulement capable ? Le voulait-elle vraiment ? Quel monde découvrira cet enfant ? Celui des attentats comme celui dans lequel Mathilde vit et dans lequel nous vivons ? Et ce corps, comment l'appréhender, comment lui laisser place ? Quel regard lui porter ?

Le corps et les pensées s'agitent, se bousculent, se transforment. Et il n'est pas rare, mère ou future mère, que l'on se retrouve dans ce que décrit l'auteure. Tous ces états de flottement, toutes ces craintes, ces questionnements qui se partagent la place avec l'émerveillement de porter la vie, de la créer, de voir ce corps extensible, ce corps extension.

Nus, un premier roman délicat, honnête aussi sur la déconstruction pour atteindre la (re)construction. Créatrice ou vitale. Sur la conception, la naissance. Au sens propre comme au sens figuré.


“ Des survivants, tous il étaient des survivants qui à leur manière cherchaient à se réparer, des instruments intacts en apparence et pourtant cassés à l'intérieur, qui là, tous, se remettaient lentement à vibrer. ”


Nus de Laure Becdelièvre paru aux éditions Plon

Commentaires

  1. Le thème a dû particulièrement te toucher.

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    1. Effectivement je me suis parfois reconnue dans les questionnement. Je trouvais aussi le traitement de la grossesse par le prisme de l'art assez intéressant même si ça aurait peut-être pu aller plus loin.

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  2. Il a l'air superbe et tu en parles vraiment bien. Je pense que je vais me lancer!

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