La fille de l’espagnole de Karina Sainz Borgo : à feu et à sang

La fille de l'espagnole
Paru en janvier 2020 aux éditions Gallimard
Traduit par Stéphanie Decante - 240 pages

Une immense claque dans cette rentrée pour La fille de l'espagnole. Un roman qui m’a semblé bien passé inaperçue dans le monde de la blogosphère et pourtant, bordel, que ce livre est fort, politique, romanesque au service d’une réalité cruelle, inhumaine. Celle de Venezuela. 


“ Ce n'était pas une nation, c'était une machine à broyer. ”

Pénétrez dans les rues de Caracas si vous osez. Sentez ces parfums non pas de fleurs mais des bombes lacrymogènes. Sentez la mort qui rode, pénètre les maisons, les étages des immeubles, les poubelles. Voyez couler non pas une pluie fine chaude d’été mais le sang collant des innocents. Venez, venez, approchez, observez la faim qui tiraille les entrailles. Les rations volées par des groupuscules de femmes. Le peuple qui se saigne pour acheter quelques œufs au marché noir, à prix d’or. Chut, silencieux, écoutez les voisins dénoncer les amis, les connaissances. Derrière le rideau, immobiles, regardez ceux qui tenteront ‒ les malheureux ‒ de défendre quelques âmes qui tentaient de fuir les coups, les arrestations, la répression, la mort. 
Marchez dans les pas d’une femme qui vous prendra aux tripes. 

Adelaïda Falcon enterre sa mère. Et avec elle une vie. La leur. La fusion d’une relation. Mère courage qui l’aura élevée seule dans une époque où il ne fait pas toujours bon d’être veuve. Devant la pierre tombale, les regrets et les souvenirs. D’une enfance. D’une complicité. La tristesse qui prend toute la place. Les condoléances dont elle n’a que faire dans cette vie, cette ville, qui vole en éclats. 

“ En rédigeant l'inscription pour sa tombe, j'ai compris que la mort commence dans le langage, dans cet acte d'arracher les êtres au présent pour les ancrer dans le passé, pour les réduire à des actions révolues qui ont commencé et fini dans un temps qui s'est éteint. Ce qui fut et ne sera plus. Telle était la vérité : ma mère n'existerait plus que conjuguée d'une autre manière. En l'inhumant, je mettais un terme à mon enfance de fille sans enfants. Dans cette ville à l'agonie, nous avions tout perdu, y compris les mots au temps présent. ”

Adelaïda Falcon enterre sa mère. Et perd tout repère quand elle rentre chez elle et découvre l’appartement vide. Vide d’une présence. D’une vie. Des souvenirs qui par la force des choses, ou plutôt des êtres, deviendront poussières. Car plus tard quand Adelaïda voudra rentrer chez elle, encore chez elles il y a peu, elle ne le pourra plus. Porte fermée. Verrous changés. Dans cette ville où les groupes armés du Commandant Éternel prennent les biens et les vies, armes levés bien haut pour montrer leur puissance. Plus de maison, plus de souvenirs, les femmes de la milice ont fait main basse sur ce qui lui restait d’Elle. Sa mère. Dans un élan de courage, Adelaïda tentera de le récupérer. Et trébuchera. Malaise. Puis coup de pistolet, là, sur la tempe.

“ On nous a promis. Que plus personne ne volerait, que tout serait pour le peuple, que chacun aurait la maison de ses rêves, que rien de mauvais n'arriverait plus jamais. On nous a promis jusqu'à plus soif. Les prières restées sans réponse ont fondu à la chaleur du ressentiment qui les alimentait. [...] Avec la faim, la longue liste des haines et des peurs s'est allongée. Nous nous sommes découverts capables de souhaiter du mal à l'innocent et au bourreau à la fois. Nous étions incapables de les distinguer.Une énergie anarchique et dangereuse s'est mise à gonfler en nous. Et, avec elle, l'envie de lyncher celui qui nous piétinait [...] Nous avions oublié ce qu'est la compassion parce que nous souhaitions faire payer la rançon de tout ce qui allait mal. ”

Que faire, où aller ? Adelaïda voudra quitter cette ville, ce pays. Retourner à Ocumare avec ses tantes ? Retrouver le chemin de l’enfant qu’elle a été et qui l’a quittée, le patio et l’arbre auquel elle aimait tant grimper ? Non. Adelaïda n’y retournera pas. N’y retournera plus. Elle a quitté l’enfance. Ils le lui ont volé. Comme ils ont volé celle de toutes ces femmes, de tous ces hommes qui survivent, qui se battent, qui gisent au sol dans le seul rayon de soleil qui transperce les fumées permanentes d’une ville en guerre. 
Survivre, le temps de trouver comment et quand quitter ce pays où la violence, la corruption et la misère transpirent par tous les pores. Toutes les portes. Se réfugier, juste à côté. Derrière la cloison. L’appartement ouvert, sans bruit, sans vie. Celui de sa voisine, Aurora Peralta, « la fille de l’espagnole ». 

“ Ici on fait danser et on frotte les morts les uns contre les autres. On les exsude par tous nos pores, on les expulse comme les démons et la merde. Ils finissent dans les fosses sceptiques, dans les poubelles qui prennent feu, comme si nous étions faits d'une matière volatile. ”

Aurora Peralta, étendue au sol. Corps raide. Froid. La mort entre partout. Que faire de ce cadavre qui la regarde ? Et si cette mort était pour elle une porte de sortie, un pas vers la liberté ? Adelaïda se glisse dans la vie d’Aurora. Épluche tout. Les carnets, les albums, les comptes bancaires. Sans un bruit. Ne pas se faire repérer. Se taire. Ne rien faire cuire. Attendre dans le noir qu’un lendemain peut-être se dessine. La vie et la mort ne font plus qu’un. A devient A. Et advienne que pourra...

Entre passé évanoui et présent chaotique, Adelaïda raconte ce que fut sa vie avant de l’abandonner. Entre les balles qui mitraillent, le souvenir des tantes qui se chamaillent. Le souvenir de cet œuf qu’elle a voulu sauvé. Elle qui n’aura jamais porté la vie. Entre les cris et les odeurs pestilentielles, de merde, de mort, de corps, le souvenir des odeurs de prunes, de canne à sucre. Entre les fumées étouffantes, le souvenir d’une maison interdite où la nature reprenait ses droits. Mère nature contre gris bitume. Mère patrie. Mère merveille dont le souvenir tendre murmure un pardon. Et un adieu.

“ Comme ma mère, moi aussi j'étais morte. Elle sous terre. Moi à la surface. C'est pour cela que j'y suis allée ce jour-là. Pour souder nos mondes en parlant au vent.
Je ne sais pas combien de temps je suis restée devant sa tombe, je sais seulement que ce fut là notre plus longue conversation. Même si nous n'avions plus de mots, même si nous ne partagions que ce carré de gazon, nous étions le plus près que nous pouvions l'être l'une de l'autre dans cet endroit du monde. La mort passe vite quand le monde s'entête à tourner. Et le nôtre, maman, n'a pas tourné sur lui-même jusqu'à ce que nous nous retrouvions, comme la Terre dans le poème de Montejo. Non, maman. Le nôtre s'est retourné et est retombé sur nous tous. Il a écrasé les vivants sur les morts au point de les unir dans une même grimace. ”

La fille de l’espagnole, un cri comme une lutte, servie par une écriture puissante, tendue. Un cri de colère poussé sur la situation d’un pays enrôlé dans la violence, la répression, la pauvreté, la corruption. Bien qu’elle ne nous donne pas d’informations claires sur l’époque, le gouvernement en place, les raisons d’un tels chaos, Chavéz ou Maduro, Du pareil au même. Le Venezuela ici, la Syrie là-bas, et bien d’autres. Demain peut-être ? Demain peut-être à nos portes car c’est aussi cela La fille de l’espagnole, une mise en garde. La fragilité de notre monde. Ces terres d’exil qui brûlent d’une haine grandissante.

Karina Sainz Borgo laisse exploser une rage poétique et met tous nos sens en alerte. On tourne les pages avec une appréhension palpable, on se dit qu’il devrait en exister davantage des romans comme ça. Qui mêle aussi habilement des thèmes de l’intime et du collectif. Qui use de la fiction avec une maîtrise aussi parfaite ‒ quant on pense qu’il s’agit là d’un premier roman ! ‒ pour dire la réalité des vies derrière celles inventées. Pour mettre en exergue la perte de repères, d’identité, de patrie, de vie. L’effondrement intérieur... 

Notez ce titre, je suis certaine que comme moi, il vous fera l’effet d’une bombe en plein cœur, en plein corps.


Par ici la très belle chronique de Charlotte - Loupbouquin


La fille de l'espagnole de Karina Sainz Borgo chez Gallimard
Traduit de l'espagnol par Stéphanie Decante 

Commentaires

  1. Mais comment veux-tu que l'on résiste!? (En fait, tu ne veux pas :-) )

    C'est un pays dont j'ignore beaucoup (tant culturellement qu'historiquement) et j'aime quand la littérature me donne des clés pour m'ouvrir au monde.

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    1. Je te confirme, mon but est que vous cédiez à la tentation ahah.

      J'ignore beaucoup aussi de ce pays et globalement des pays d'Amérique Latine mais j'en découvre de plus en plus. Des romans durs (on ne va pas se le cacher) mais captivants. Toi qui aime les BD, je t'invite à découvrir si ce n'est déjà fait "Là où se termine la terre" ce n'est par contre pas le Venezuela mais le Chili.

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    2. Je ne connaissais pas la BD et ça m'intéresse du coup! Et je viens de la réserver à la biblio!

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