[Autour des livres] Interview de Jean-Baptiste de Froment pour "État de nature"

Interview Jean-Baptiste de Froment
© Amaury da Cunha

Début avril sur Addict-Culture (dont vous pouvez retrouver la chronique ici) je vous parlais de l'excellent premier roman de Jean-Baptiste de Froment, État de Nature.
Ce roman, outre le fait de nous offrir une satire réussie du monde politique, nous amène également à nous interroger sur la complexité de notre société, sur l'évolution du pouvoir, sur la place de la femme dans ce milieu ou encore sur la nature quelque soit sa forme.

Avec la complicité de David Meulemans, son éditeur, j'ai eu le plaisir de pouvoir poser mes quelques (nombreuses) questions à Jean-Baptiste. Je le remercie sincèrement pour le temps accordé et la richesse de ses réponses.


 Autour d'État de Nature 

⬥ Ce qui m'a frappée dans votre livre, mais je ne suis pas la seule, et qui en fait à mon sens un livre rare dans ce domaine, c'est cette capacité à écrire une histoire totalement fictionnelle, dans laquelle on ne peut absolument pas trouver quel homme ou quelle femme politique se cache derrière tel ou tel personnage et qui en même temps est d'un réalisme bluffant.
Vous travaillez vous-même dans le monde de la politique, vous connaissez bien les coulisses, les jeux de pouvoirs et les petits arrangements probablement. Quel fut pour vous le déclic pour passer à l'écriture et surtout à l'écriture purement romanesque ? 

J-B de F. : C’était très important pour moi de construire une pure fiction, d’échapper au « roman à clés ». Dans ma façon de voir en effet, moins les personnages et les situations sont reconnaissables, moins ils ressemblent à telle ou telle figure existante, plus leur potentiel d’universalité est préservé. Si, pour le lecteur, le jeu consiste seulement à rechercher quel individu réel se cache sous un nom d’emprunt, l’exercice me paraît d’un intérêt limité. Sans doute peut-on écrire de très bons romans à partir de faits et de personnages réels : mais on prend toujours le risque, ce faisant, surtout si les faits ou personnages en cause sont célèbres, que le côté anecdotique fasse pour ainsi dire écran, et masque une dimension plus profonde, celle qui parle vraiment au lecteur. 

Pour autant, je ne suis pas parti de rien. J’avais un matériau : toute l’expérience que j’ai accumulée au cours de ces années où j’ai pu, d’assez près, observer le monde politique. Mais ce matériau, je n’ai pas cherché à le copier, à le décrire directement. J’ai préféré m’en servir comme une sorte de carburant pour mon imagination, à laquelle j’ai donné presque carte blanche : jusqu’à ce qu’émerge toute une France parallèle, à beaucoup d’égards éloignée de la réalité « documentaire » que nous avons sous les yeux. C’est ainsi par exemple que dans mon roman, le pays est présidé par une très vieille femme aveugle, qui achève son troisième septennat, recluse dans un pigeonnier ; que tous les hauts fonctionnaires sont tatoués depuis un décret de Robespierre ; que le petit clan qui a fait main basse sur le pays organise ses réunions dans le hammam d’un grand hôtel, etc. Je n’ai jamais vu tel. Et cependant, ces inventions disent quelque chose de ce que j’ai vécu, mieux à mon sens que si je m’étais contenté de décrire. L’imagination, en effet, charrie ces « souvenirs involontaires » dont parle Proust : les seuls qui soient « authentiques », parce qu’ils se forment d’eux-mêmes, ne sont pas fabriqués. Si mon livre parvient à un certain réalisme, il le doit au moins en partie, paradoxalement, au fait que j’ai laissé parler mon inconscient...

“ Pour moi, toute œuvre littéraire qui exige de son lecteur davantage qu’une « bonne culture générale » est un mauvais livre. Qu’il y soit question de politique ou de n’importe quel autre sujet. Ce n’est pas seulement le souci altruiste (ou mercantile…) de n’exclure personne qui dicte cette démarche. C’est juste que, pour moi, l’unique sujet de la littérature, c’est « la vie ». ”

Votre livre est paru en janvier, en pleine crise des gilets jaunes. Quand avez-vous démarré l'écriture de ce roman ? 
Aviez-vous idée au moment de l'écrire, qu'il pourrait potentiellement refléter une situation à venir ? 

J-B de F. : Non, pas vraiment... Je l’ai écrit bien avant les événements qui occupent aujourd’hui le devant de la scène : à peu près au moment de l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron. La période, au moins en apparence, était à l’enthousiasme, à la réconciliation nationale, autour de ce nouveau Bonaparte qui proclamait la fin du vieux monde... Mais dans la logique de ce que je vous disais à l’instant, j’ai choisi de ne pas m’intéresser à cette actualité immédiate. Mon but, c’était de faire une sorte de portrait « en profondeur » de la France, en m’attachant aux traits les plus essentiels, les moins conjoncturels. Or sous l’écume de l’actualité du jour, que voyait-on ? De la division, de l’affrontement, à tous les étages : entre Paris et la province, entre le peuple et l’élite, entre les défenseurs du « progrès » et les gardiens de la « nature » – entre les hommes et les femmes aussi… Comment ne pas imaginer, à partir de là, le déclenchement d’une révolte, voire d’une révolution ? Ma « chance » est que le moment de l’explosion, dans la réalité, ait presque exactement coïncidé avec la date de parution du roman (imprimé en novembre 2018, et paru en librairie le 4 janvier 2019) qui décrit un événement, non pas tout à fait identique, mais assez semblable…


⬥ Contrairement à d'autres ouvrages traitant du même sujet, je trouve qu'il y a dans votre roman un attachement particulier à s'adresser à tous, quelque soit sa connaissance de la politique. Comment l'avez-vous construit pour le rendre accessible ? 

J-B de F. : S’il y a autre chose que j’ai cherché à éviter, en effet, c’est d’écrire ce qu’on pourrait appeler de la littérature « spécialisée », c’est-à-dire réservée aux initiés, à une catégorie de personnes familières de la matière abordée. Pour moi, toute œuvre littéraire qui exige de son lecteur davantage qu’une « bonne culture générale » est un mauvais livre. Qu’il y soit question de politique ou de n’importe quel autre sujet. Ce n’est pas seulement le souci altruiste (ou mercantile…) de n’exclure personne qui dicte cette démarche. C’est juste que, pour moi, l’unique sujet de la littérature, c’est « la vie ». La politique, c’est une expression de la vie, on y trouve un concentré de toutes les passions humaines : amour-propre, compassion, jalousie, concupiscence... La politique devient intéressante, et compréhensible, même si l’on n’est pas initié, lorsqu’on la rapporte à ces passions, dont elle procède fondamentalement. 

Au passage, bien sûr, il n’est pas interdit d’être un peu technique, d’entrer un peu dans les détails – mais seulement dans la mesure où ces détails sont utiles à cette description de « la vie », l’enrichissent : je le fais dans certains passages du livre, en prenant garde de ne jamais larguer le lecteur, dont je ne considère jamais qu’il est censé « savoir ». Ici et là, j’ai pu ajouter quelques allusions plus confidentielles, pour les connaisseurs : mais c’est vraiment marginal, sans incidence sur le fond.

État de Nature est le portrait d'une France différente mais semblable à la nôtre par bien des aspects. Si la France porte son propre nom dans votre roman, vous y inventez des lieux (La Douvre intérieure notamment), des personnages, technocrates, complètement déjantés, archaïques, qui semblent parfois être déconnectés de la réalité et drôles à souhait. 
Utiliser l'humour, la satire, l'imagination, la caricature vous ont-ils permis de garder une certaine distance avec vos fonctions ? 

J-B de F. : De façon générale, la première qualité de l’humour, c’est de faire rire, et rire fait du bien. C’est une première bonne raison pour ne jamais s’en passer, quand c’est possible. 

Mais le rire joue aussi un rôle de révélateur : il fait tomber les masques. C’est particulièrement utile lorsque l’on parle de pouvoir, de politique : un milieu où, en permanence, on prend la pose, où l’on affecte le plus grand sérieux. L’humoriste / satiriste rappelle cette vérité éternelle : à savoir que toujours, le roi est nu. Il y a même plusieurs moments dans mon roman où la mise à nu est littérale – et intégrale : par exemple dans la scène où Claude et ses affidés se réunissent au hammam – l’occasion pour le lecteur de contempler les puissants dans leur plus simple appareil, privés de leur costume-cravate : et le spectacle n’est pas très brillant… (En matière de nudité, il y a aussi la scène d’amour, à la fin : je le dis au passage pour appâter un peu le lecteur… mais là il n’est plus question de rire, c’est juste beau, du moins j’espère : c’est le moment où l’on sort de la politique, du rapport de forces, et où les corps et les âmes, enfin, peuvent se rapprocher).


⬥ Tout au long du roman, vous faites des allers-retours avec des événements ou des temps passés. Je pense bien évidemment au 4 août 1789 mais aussi à La Douvre qui ne semble pas avoir évoluée depuis le Moyen-Âge. Vous faites aussi référence à l'antiquité et la période romaine avec la scène totalement exquise du sauna, la Sapience sorte d'ENA inventée par Robespierre et servie par une devise latine « In potestate, sapientia »...
Pouvez-vous nous expliquer cette volonté de marier les époques ? Pensez-vous qu'il y a une sorte de bis repetita ? 

J-B de F. : C’est très juste. Dans le roman j’essaie de brouiller la frontière entre hier et aujourd’hui, de faire se confondre les époques. J’imagine par exemple la survivance, jusqu’à nos jours, de titres ou de qualificatifs tombés en désuétude il y a plus ou moins longtemps (« Gens claudia », « Surintendant », « commanderie », « colbertiste », « chambre des députés »...). Je multiplie aussi les allusions à l’empire romain, à Robespierre, au Moyen-Âge, à la troisième république...

Pour moi c’est d’abord un procédé dramaturgique : cela donne de la profondeur historique aux personnages, aux situations. C’est une manière de donner au présent le prestige du passé, et d’impressionner ainsi le lecteur : « du haut de ce roman, 20 siècles d’histoire te contemplent »...

Mais c’est aussi, du point de vue du moraliste, comme vous le suggérez, une façon d’exprimer le « rien de nouveau sous le soleil » : l’humanité retombe toujours dans les même travers, et la politique, au-delà des apparentes révolutions, est un éternel recommencement. Surtout en France, ajouterais-je : ce vieux pays qui n’en finit jamais avec son passé, qui s’y complaît tout en faisant mine de le rejeter, cette République qui rejoue la monarchie. Entre l’ancien et le nouveau régime, il y a plus de continuités que de ruptures. J’essaie de souligner ces continuités.

“ le roman a un côté safari : vous pourrez, de votre canapé, de votre lit (ou d’où que vous lisiez) approcher de très grosses bêtes, pour la plupart assez dangereuses : alligators, lionnes, batraciens géants… J’ajoute que certains animaux domestiques ne sont pas moins redoutables. ”

⬥ La femme a une place importante dans votre roman, à travers le regard misogyne que certains politiques portent sur elle mais aussi à travers cette femme Présidente de la République et surtout à travers le personnage de Barbara, une jeune femme, attirante, pleine de convictions, soucieuse du peuple et de son ressenti. Des femmes qui ne se laissent pas distraire par la gente masculine contrairement à leurs homologues masculins. Il y a une presque une sorte de féminisme. « La Vieille » dit d'ailleurs à Barbara « C'est fini pour les hommes, tu sais. Je veux dire : pour la partie masculine de l'humanité. »
Est-ce une sorte de plaidoyer en faveur de la femme ?
Quelle vision avez-vous de la femme dans le monde politique ? 

J-B de F. : En effet, le seul personnage solaire, vraiment positif, porteur d’une espérance (même si celle-ci demeure un peu floue, et pas tout à fait dénuée d’ambiguïtés) est une femme : Barbara Vauvert. Elle ne manque pas de qualités, au premier rang desquelles figure le souci des autres : qui semble avoir déserté le reste de la classe politique, essentiellement masculine. 

Dans le roman, Barbara se trouve dans la situation de beaucoup de femmes en politique, aujourd’hui encore : elle est continuellement renvoyée à sa condition d’objet du désir masculin, ce qui est un moyen de lui dénier le droit d’être un véritable sujet politique. Le texte est scandé par les insultes sexistes dont Barbara est la victime : qui fonctionnent un peu comme des mantras auxquels les politiciens masculins, menacés dans leurs privilèges, s’agrippent. 

Il y a donc un côté crypto-féministe dans le livre. Renforcé par la prophétie que vous citez – et à laquelle je crois assez, à moyen terme : la Vieille qui annonce à Barbara la fin de la phallocratie – et peut-être l’avènement d’une « gynocratie ». 

Mais comme je n’aime pas les livres militants, ou du moins les livres « à sens unique », cette première tendance est contrebalancée par le caractère malgré tout un peu équivoque de Barbara : qui joue de son physique d’une façon qui n’est pas tout à fait innocente, et dont le projet politique n’est pas complètement clair, pas absolument rassurant. Je ne voulais pas, non plus, que le livre tourne autour de l’enjeu, qui me paraissait un peu convenu, de l’accession, pour la première fois en France, d’une femme à la fonction suprême. Donc j’ai désamorcé cela d’emblée en imaginant que la France était déjà présidée par une femme, et ce depuis très longtemps…


⬥ Que représente pour vous, au moment de l'écriture, votre personnage Arthur Cann, ce philosophe qui portera l'idée d'un "retour à la nature" notamment au travers d'un essai ? Comment l'avez-vous pensé ? 

J-B de F. : Arthur Cann incarne cette radicalité politique d’un genre de nouveau, qu’on voit émerger aujourd’hui : centrée autour des enjeux écologiques, se développant en dehors des partis, sur le terrain (les fameuses « ZAD ») ‒ et ne répugnant pas, parfois, à la violence. Je me suis, en partie, inspiré de Julien Coupat, l’auteur présumé du livre L’insurrection qui vient (éditions La Fabrique). Pour donner de la consistance et de la singularité au personnage d’Arthur, je lui ai “inventé” une doctrine philosophique propre, qui ne correspond à aucune théorie très identifiée (elle, en particulier, assez éloignée de celle de Coupat) : un mélange d’écologie et de messianisme « tech » qui me semble correspondre à l’idéal de beaucoup de nos contemporains : qui rêvent d’une vie en autarcie, au milieu de la nature, mais avec tout le confort moderne, la tablette et le smartphone à portée de main… 


⬥ La nature au sens de la flore et la faune sont extrêmement présents. Mot d'abord présent dans le titre puis dans le récit. Il y a Claude qui a fait installer des écrans diffusant des images de cerisiers japonais en continu ; Arthur Cann, un philosophe à la fois geek et écologique ; la légende autour d'Adamont le borgne et du cerf ; le serpent de la Sapience... et il y a aussi l'utilisation de l'animalisation (batracien, chat, rats) sur de nombreux personnages. Pouvez-vous nous expliquer votre démarche ? 

J-B de F. : Le thème de la nature intervient à plusieurs niveaux dans le roman. C’est même en un sens son fil conducteur caché.

Il y a d’abord le fait que les personnages sont tous renvoyés à leur animalité, à leurs réactions corporelles, à leurs instincts primaires : et plus ils se réclament de la rationalité, plus en réalité ils se montrent bestiaux. À ce titre, le roman a un côté safari : vous pourrez, de votre canapé, de votre lit (ou d’où que vous lisiez) approcher de très grosses bêtes, pour la plupart assez dangereuses : alligators, lionnes, batraciens géants… J’ajoute que certains animaux domestiques ne sont pas moins redoutables. Il y a un épagneul, en particulier, dont je vous invite à vous méfier.

Le roman est aussi le lieu d’un affrontement idéologique entre deux conceptions (au moins) de la nature. Il y a la conception occidentale, prométhéenne, traditionnelle (celle qui a cours, disons depuis le XVIIe siècle). C’est celle de Claude, le personnage principal, qui envisage la nature comme un grand dehors hostile que l’homme doit affronter et maîtriser, qui croit que la mission de la politique, c’est de mettre fin à « l’état de nature », pour instaurer la « culture », la « civilisation ». En face, il y a Arthur Cann : qui revendique au contraire le « retour à la nature », et dénonce la politique moderne comme une entreprise mortifère, qui nous coupe de la vie authentique. Entre les deux, il y a Barbara : elle représente moins la nature, au sens théorique du terme, que ce que Stendhal appelait « le naturel » : cette spontanéité, cette fidélité au premier mouvement, à la première impression. C’est ce naturel qui lui permet de sentir le peuple, et l’autorise à parler en son nom.

“ on a tellement peu l’occasion de nos jours d’évoquer la langue, le style – que là, j’en profite.”

⬥ Vous confrontez Paris et la Province, le pouvoir et le peuple en colère, pouvoir qui a d'ailleurs une image dédaigneuse des classes sociales plus modestes. 
Mythe ou réalité ?

J-B de F. : Réalité. Exagérée, sans doute, mais le sentiment dominant, aujourd’hui, est que les élites (politiques, économiques) ont fait sécession. Le problème n’est plus qu’elles « exploitent » le peuple : mais plutôt  qu’elles semblent s’en désintéresser, qu’elles le tiennent pour quantité négligeable. Elles n’ont plus besoin de lui. Certes, jamais en apparence on n’a autant écouté les gens : cf. la multiplication des débats, des instances de concertation. Mais je dirais que le cœur n’y est plus.


Parlons un peu plus de vous Jean-Baptiste... 

⬥ En dehors de vos fonctions politiques, vous êtes agrégé de philosophie. Quel lecteur êtes-vous Jean-Baptiste ? Quelles sont vos références ? 

J-B de F. : Ce n’est pas si facile de répondre, j’aime beaucoup de choses. Si on part de mes influences, je crois que sur le plan stylistique je suis assez sensible à cette « ligne claire » qu’on associe souvent à la littérature française : un certain idéal de netteté de l’expression, de clarté du dessin, de légèreté du trait, de musicalité aussi. Les représentants de cette école sont nombreux : ça commence peut-être avec Descartes (dont la philosophie est inséparable de son écriture « claire et distincte ») et se poursuit jusqu’à Jean Echenoz et au-delà, en passant par Molière, Madame de Lafayette, Racine, Voltaire, Stendhal, Baudelaire, Valéry, Bergson (et même Deleuze)... J’aime bien tous ces gens-là. Je n’oublie pas Proust (dont j’ai parlé plus haut), bien sûr : il n’y a, chez lui, jamais rien d’obscur, ni de heurté, en dépit de la longueur de ses phrases. C’est comme si que toute la Recherche était un effort pour clarifier sa pensée, la rendre la plus transparente possible, afin de la partager avec le lecteur. (Je trouve la même répugnance pour le confus, le pataud, le « mal-dit », chez André Breton, que j’adore, et dont le surréalisme me paraît, en ce sens, très cartésien...). On pourrait trouver les équivalents en musique : Rameau, Fauré, Ravel, Poulenc. Ou en bande dessinée belge : Hergé (c’est d’ailleurs à son propos qu’a été forgée l’expression « ligne claire »), Edgar P. Jacobs. 

Cela ne m’empêche pas de considérer (comme tout le monde, ou presque) que les romanciers russes (Tolstoï, Dostoïevski) sont sans doute les plus grands. Ni d’apprécier énormément Céline, Henry Miller, Bukoswski, Houellebecq, ou même Virginie Despentes. Mais ils m’inspirent moins.

Il y a une autre dimension très importante pour moi, sur un plan moins exclusivement formel (plus « spirituel »), c’est l’ironie – que je tente aussi, à mon faible niveau, de pratiquer. J’aime donc les auteurs ironiques.  À commencer par Socrate, qui est l’inventeur de l’ironie (par l’intermédiaire de Platon, Socrate n’ayant pas écrit). Et puis il y a Stendhal (que j’ai déjà cité). « Etat de nature » doit quand même beaucoup à La Chartreuse de Parme et Lucien Leuwen. J’admire cette façon de se tenir exactement entre le premier et le second degré, d’être à la fois grave et drôle, sans jamais sombrer dans l’esprit de sérieux. Enfin, il y a Nietzsche : un philosophe sur lequel j’ai travaillé plusieurs années, pour une thèse que je n’ai jamais réussi à terminer…

Pour être complet, je devrais aussi vous parler de cinéma et de séries télé, très importants pour moi... L’art du plan, du suspense. Mais on ne peut parler de tout.

Je m’aperçois que je ne vous ai rien dit du fond, des « thèmes », des « sujets », qui m’intéressent en littérature. Mais on a tellement peu l’occasion de nos jours d’évoquer la langue, le style – que là, j’en profite.


⬥ Comment a eu lieu la rencontre avec votre éditeur, David Meulemans ? 

J-B de F. : David et moi avons le même âge et avons fait une partie de nos études de philosophie ensemble, à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Nous nous sommes ensuite perdus de vue, mais j’ai suivi de loin, avec admiration, la création et le développement de sa maison d’éditions, Aux Forges de Vulcain. Au moment où j’ai achevé mon roman, c’est assez naturellement que je lui ai envoyé. Et cela a tout de suite collé : il a aimé mon texte, et moi j’ai aimé la façon dont il m’en a parlé, il me semblait avoir tout compris au projet. Au-delà de notre bonne entente, j’apprécie la conception « artisanale » qu’il se fait de la littérature – qu’exprime bien le nom qu’il a choisi pour sa maison d’édition : Vulcain, c’est le dieu tâcheron, qui met les mains dans le cambouis. L’artisanat, ce n’est ni l’industrie (avec ses machines et ses objectifs de rentabilité et, maintenant, ses algorithmes) ni l’opération purement magique d’un prétendu « génie ». C’est une activité concrète, de chair et d’os. Un bon roman, c’est fait à la main, à mi-chemin entre ciel et terre. 

⬥ Je sais que c'est une question que les auteurs n'aiment pas toujours mais la curiosité est plus forte... Avez-vous des projets d'un second roman ? 

J-B de F. : Oui, je commence à réfléchir au second roman, mais je n’ai pas commencé à écrire. Ce sera à nouveau une pure fiction, à la fois très scénarisée et très réflexive, mais il n’y sera plus question de politique. 

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Question bonus : il y a le portrait d'un homme pas très flatteur dans votre roman, je vous cite « Il n'avait pas toutes ses dents et ne s'en cachait pas : c'est qu'il aimait rire. Il ne prenait pas non plus un soin excessif de sa coiffure. Il avait, cela étant dit, une bonne tête, sympathique, qui rendait bien sur les affiches électorales, surtout lorsqu'elles prenaient cet aspect lustré, après qu'on les avait enduites d'une épaisse couche de colle. » Un homme qui ne finit pas très bien. Un homme qui se prénomme Jean-Baptiste...  
Un pari  perdu ? :-)

J-B de F. : J’ai encore la plupart de mes dents... Mais le prénom de Jean-Baptiste ne peut être complètement fortuit... Au-delà du clin d’œil hitchcockien (cette façon de signer l’œuvre, en se mettant soi-même en scène sous la forme d’un personnage très secondaire), le roman contient, plus largement, une part d’autodérision. Les travers des personnages que je dénonce, ce sont parfois les miens. Je tente de les exorciser en les couchant sur le papier.

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