Ici ou là-bas de Jérôme Baccelli : réflexions autour de l'exil et de la poésie à travers la figure de Perse

Ici ou là-bas
Paru aux éditions Le Nouvel Attila
214 pages

J'y suis allée à l'aveugle. Je ne connaissais ni l'auteur, ni très bien Saint-John Perse. Mais poésie, vous avez dit poésie, il ne m'en fallait pas plus pour avoir envie de découvrir Ici ou là-bas de Jérôme Baccelli.
Et quel roman foisonnant ! 


“ Le rythme, c'est cela qu'il faut comprendre aujourd'hui, comme avant le nombre et l'écriture, comme toujours. Rien d'autre. L'amour est rythme, la séparation comme la mort est cacophonie. Agathe et moi, la France et ses exilés, la perte d'un rythme. L'âme d'un peuple comme celle d'un couplé réside dans ce déhanchement, dans cette mystérieuse homothétie qui rassemble les cœurs et les espaces, les sourires. Corps collés haletants, paupières synchrones, la fréquence réveille en nous l'instinct du monde. ”

Il a quitté la France pour la Californie après s'être fait quitté par Agathe. Agathe qui l'obsède. Il scrute son Facebook, observe les nouvelles photos. Génération connectée. Ultra connectée. 
Un matin en arrivant au bureau les locaux semblent vides. Il va l'apprendre rapidement, l'entreprise est rachetée. Bye bye le rêve américain. 
Avant de quitter les lieux, un livre est posé là. Exil, édition originale. Saint-John Perse. Prix Nobel de la littérature en 1960. Une photo en tombe. Dessus, le poète et une femme. Ce qui le frappe : le sourire du poète et les documents qu'il porte sous le bras. Au dos, une inscription manuscrite, en partie effacée par le temps. Est-ce les mots du poète ? Et qui est cette femme ? 

Dès lors le livre et la photo ne vont plus quitter notre héros exilé. Ici. Il compte bien découvrir ce que cache cette photo. Pourquoi ce livre semble avoir été mis entre ses mains. Il va retracer l'Histoire. 
Direction Aix-en-Provence et la fondation Saint-John Perse. Il y rencontrera Mimi, la directrice qui sur un coup de tête va suivre l'homme sur les traces du poète. Retour en Amérique. Ce qui semblait être une quête plutôt simple va se compliquer. L'énigme Perse enfle. 1938, Alexis Leger en photo avec Chamberlain, Daladier, Mussolini et d'autres. Les accords de Munich viennent d'être signés. L'Europe court à sa perte. Alexis Leger prend une décision : passer de l'autre côté de l'Atlantique. Ne pas prendre part à l'Horreur qui se prépare. Quel rapport ? Alexis Leger, l'un des diplomates les plus éminents de la Troisième République se fera appelé quelques temps plus tard Saint-John Perse. Homme aux multiples facettes. 
Mais pourquoi changer de nom ? Nouvelle vie, nouvelle identité ? Qu'a-t-il emporté avec lui ? Pourquoi De Gaulle le détestait tant ? Savait-il des choses qui pouvaient compromettre l'un ou l'autre camp ? USA – France. L'alliance. Vraiment ? Et ces documents sous le bras, sur la photo, seraient-il la réponse à l'énigme ? Ou cette femme ? Ces poèmes ? Les questions fusent, et notre héros est désormais suivi dans chaque étape de leur voyage. Qui sont-ils ? Renseignements français ? FBI ? 
Pour le savoir, il faudra plonger dans les pages de ce roman... 

“ C'est la perte qui a transfiguré le poète, qui l'a canonisé. Avant de perdre son poste et sa nationalité, sa patrie et son peuple, Perse, lorsque sa famille avait déménagé à Pau ‒ il n'avait que douze ans ‒ avait déjà été dévasté par le naufrage de la cargaison de livres de sa famille, au milieu de l'Atlantique, quelque part entre Pointe-à-Pitre et Bordeaux. Après il n'a plus jamais rien acheté, rien possédé. [...] Les livres qu'il consulte sont jetés après comme de vulgaires mouchoirs. Jusqu'au pays où il réside, là-bas comme ici, est un pays d'emprunt. Il habite son nom, ce grand sage, comme ces sorciers chamans qui recommandent de brûler toutes les possessions du défunt pour éviter les disputes testamentaires. Perse les a devancés, transcendés, il a accompli de son vivant ce que seules les âmes les plus spirituelles osent accomplir. ”

D'une maîtrise parfaite, on est pris dans un tourbillon, on suit le narrateur sur chaque route, dans chaque décor. Pas une fois Jérôme Baccelli ne lâche notre main. Pas une fois il nous perd dans ces pages foisonnantes de détails et chargée d'Histoire, qui oscillent entre ici et là-bas. Ici et là-bas géographique. Ici et là-bas temporel. 

D'un livre que je pensais gentiment tourné vers l'histoire d'un poète me voilà prise dans une (en)quête bien plus large. Un roman qui se veut à la fois poétique, politique, et cruellement moderne sur sa vision de notre monde. 
Engagé, je pense qu'on peut le dire, Ici ou là-bas l'est sans conteste. Engagé sur les questions sociales : monde du travail, ultra-connexion avec les médias, les réseaux. L'image que l'on donne, celle que l'on perçoit. Ah, le paraître ! Il y en a des choses à dire...
L'auteur se sert de l'Histoire pour s'interroger sur la notre. Actuelle. Pas très reluisante. Tout en nous dépeignant celle du poète. Celle de la France d'avant et d'après-guerre. Et les parallèles sont parfois glaçants. Sur ce fond historique, il nous interroge sur l'exil d'autrefois et d'aujourd'hui. Sur ces désirs d'expatriation. Les raisons qui nous poussent à quitter là-bas pour ici. Les interprétations, les définitions dans chacun des camps. Exilés, apatrides, expatriés, immigrés... Un sujet qui résonne, intemporel, universel dans notre époque qui voit chaque année grossir son nombre d'hommes et de femmes qui quittent le(ur) pays. 

“ La France souffre bien plus qu'on ne veut l'admettre, c'est d'ailleurs Sarkozy le mot favori qui tombe de la bouche de nos présidents, de nos journalistes. La France, à les entendre, n'est rien d'autre qu'un pays en situation de « souffrance ». Peut-être, mais pourquoi aurions-nous le monopole de cette souffrance, plus que la Syrie, la Palestine ou le Mali ? Nous ne sommes pas si mal lotis, au fond. ”

On referme Ici ou là-bas incontestablement grandi des richesses qui parcourent le roman. On s'élève au contact du poète et de Jérôme Baccelli.

Commentaires

  1. Oh, mais il me le faut absolument, celui-là ! J'espère vraiment arriver à lui faire prochainement une place. Merci pour cette découverte !

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    1. Il aura une place prochainement. Je pense qu'il te plaira beaucoup.

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