Le bus de Mélanie Richoz : laisse-moi être femme

Le bus
Paru aux éditions Slatkine en août 2018
144 pages

C'est lors d'une discussion avec Sabine (Le blog du petit carré jaune) que je me suis procurée Le bus de Mélanie Richoz dont je ne connaissais pas les textes et je suis ravie du conseil d'une de mes dealeuses. Elle a dû flairer que le thème, la langue, l'angle me plairaient. Point de hasard quand on sait si bien lire en l'autre.


“ On est fort pour ne s'en tenir qu'aux mots, toujours aux mots
et rien qu'aux mots....
Aux mots qui balisent l'émotion en intellectualisant les petits bonheurs comme les grosses déceptions. Rationaliser, polir.
Barricader.
Exagérer, déjouer.
Mentir. ”

Le bus. Celui que conduit Cerise chaque jour ou presque. Ce métier qu'elle a choisi pour la dispenser de « jouer un rôle relatif à des attentes sexuées ». Non Cerise n'est pas homosexuelle. Cerise peine à appréhender son corps. À le comprendre. À le montrer. Parce que son corps est « mal fini, mal fait, mal formé. » À quarante ans, elle est célibataire contrairement à ses deux sœurs Jeanne et Léonie. Contrairement à sa nièce Chloé, fille de Léonie. Elle a pourtant bien connu un homme qui l'a révélée à elle avec beaucoup de douceur. Mais la vie vous savez...
Le bus. Celui qu'on voit passer. Celui dans lequel on monte. Un point A vers un point B. Le bus comme une métaphore. De la tête au cœur. De la tête au pubis. De l'intellect à la chair.

Trois sœurs qui prennent corps et âme. Trois sœurs qui observent leur corps sans jamais en parler. À quiconque. Car dans la famille on n'aborde pas ces choses là. On laisse couler. Le sang et autre. On laisse tabou. On apprend à devenir mère par soi-même, quand on peut. Maladroitement. Avec amour. On essaye de faire en sorte de ne pas reproduire le schéma familial. On tâtonne. On crie. On s'aime. On fait la moral. On garde les secrets. Rôle d'aînée. On interdit. Rôle de mère. On vit. Rôle d'adolescent. On est mal fichu mais libre malgré tout. Rôle de celle qui a « la place de l'antiplace ». Une liberté que Chloé admire. Chloé la fraîcheur. La naïveté mêlée à une maturité incroyable. Chloé qui incarne à merveille je trouve ces nouvelles générations. 

“ À vingt ans, elle en avait pourtant peur, des silences ; avant de pratiquer une activité professionnelle, sous la menace de ses parents qui s'insurgeaient contre son inertie face à un poste de télévision allumé en permanence, elle recherchait des bruits. Des bruits mixeurs. Qui brouillent et broient, qui mélangent et fracassent tout en bouillie et qui, en s'infiltrant dans les trous des non-dits, colmataient les tracas.
Du béton sur un tas d'ordures. ”

Ces trois sœurs, ces quatre femmes qui partagent le même sang sont pourtant bien différentes les unes des autres. Trois sœurs, quatre femmes qui englobent LA femme. Les questionnements, les douleurs, les malformations qui handicapent. Un corps. Une vie. Mais aussi les désirs, les plaisirs, les non-dits. Le sang. Les regards, la solitude, les tiraillements. Souvent, je me suis sentie proche des sentiments de Cerise. Souvent, je me suis vue en Chloé, il y a quelques années. Dans leurs fragilités et leurs forces.
Quatre femmes qui à bien des égards nous ressemblent. 
Quatre femmes dont la vie va basculer. 
Par un bus. 
Par amour... 

Mélanie Richoz décortique avec poésie la complexité des liens familiaux mais aussi la complexité des corps. Un roman court mais dense qui nous cueille, nous empoigne. Nous immerge dans cette famille aussi belle que torturée.
Elle aborde avec bienveillance et douceur la maternité vécue ou non, le désir féminin, le temps qui passe et marque, la quête d'identité lorsque cet organe censé correspondre, définir la féminité est anormalement formé. Elle aborde également la vieillesse, les pensées noires. Suicidaires. Elle nous pousse à nous interroger sur ce que la société attend et voit de nous mais aussi sur le poids de l'héritage. Nous interpelle sur ce qu'est être femme, peut-on l'être sans devenir mère ? Peut-on l'être sans jouir ? Peut-on l'être en dehors des conventions ?

“ Une mer de brouillard
dans laquelle on aimerait se jeter à corps perdu,
comme dans l'amour,
Y être accueilli, enveloppé. Pourquoi pas y rebondir. Comme sur un trampoline ! De figures en sauts périlleux, avoir l'impression de voler. Mais le moelleux des nuages n'est qu'illusion et ne retient personne... Les stratus finissent par se dissiper, et le bleu du ciel pince le cœur. ”

Un roman libre où prose et vers fusionnent, vivent ensemble. Un roman qui bouscule et envoie un uppercut en plein thorax juste à la toute fin. Un roman qui m'a fait dire qu'au-delà des nombreux sujets fouillés et ô combien importants, Mélanie Richoz n'en est pas moins une excellente conteuse qui sait surprendre jusqu'à la dernière ligne.


Pour lire la chronique de Sabine c'est par ici

Ces livres qui parlent des corps

Toutes les femmes sauf une de Maria Pourchet
Manger l'autre d'Ananda Devi
Il fallait que je vous dise d'Aude Mermilliod 
Le corps des hommes d'Andrew McMillan
La chair de Rosa Montero 

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