L’œil soldat de Larry Tremblay : s'interroger sur la violence du monde

L'oeil soldat
Paru aux éditions La Peuplade - mars 2019
96 pages

Poésie, mon amour. C'est à travers elle je crois que les mots parviennent vraiment à me heurter, me percuter. C'est grâce à ses formes multiples que je respire. Ou que je suffoque. Que je prends la mesure du monde. Que je le sens battre. Partout autour de moi. C'est en elle que je me réfugie, à elle que je me raccroche, toujours. À son chant, son rythme, sa sensibilité, sa violence aussi parfois. Et de violence il en est question dans L’œil soldat de Larry Tremblay.


“ Obstiné
j'attends
que des mains du ciel
tombe l'éternité ”

Il est un jeune homme qui lorsqu'il cligne l’œil se retrouve dans le corps d'un(e) autre. Jour-nuit. En une fraction de seconde. Œil gauche. Il arpente les vies. 
Observe les lumières. Foule les boulevards d'espoir. Il est un chat. En équilibre. Qui joue. Tue. Une mouche. 
Jour-nuit. En une fraction de seconde. Œil gauche. Il est un autre. Autre époque. Autre lieu. Autre corps. Un enfant. Qui apprend. Se bat. Prie. Dieu partout. Rêve. Peut-être. Vraiment ? Qui est-il ?
Jour-nuit. En une fraction de seconde. Œil gauche. Il retient son souffle. Fuir. Si Dieu existe, le Diable aussi. Il observe au matin si des ailes ont poussé. Ou bien un désert. Il vole des livres. Rate le train de l'enfance.
Jour-nuit. En une fraction de seconde. Œil gauche. Les poils lui poussent. L'angoisse l'habite. Il a vingt ans. Si Dieu existe, le Diable aussi. Et si il avait pactisé avec ?
Jour-nuit. En une faction de seconde. Abaisser l’œil gauche. Devenir un autre. Chanter en une langue morte. Il n'est plus lui. Se fond dans un autre. Dans le Diable peut-être. Il porte l'Histoire. 

Jour-nuit. En une fraction de seconde. Œil droit. Les mots charognes. Tapent, tapent dans la tête. Les images s'enchaînent. Incendient sa mémoire qui ne lui appartient plus. Qui porte le poids des actes. Des guerres. De la violence. Gaza. Grozny. Des bombes. Sarajevo. Bagdad. Alep. Et tant d'autres. Le vertige des morts. Il cligne. Jour-nuit. Œil droit. Rien ne se passe. Coincé. Dans l’œil soldat. Les siècles de violence. Coincé dans la rétine. Dans la chair. Dans la tête. Boue de cadavres. Membres dispersés. Sang. Barbelés. Armes. Viol. Peur. Où sont les Dieux ? Où étaient-ils lorsque les terres ont été retirés aux pères ? « que deviennent les soldats / quand les mots / en chiffres rouges s'écrivent ? »
La honte. La colère. Il est devenu l’œil soldat... Et nous sommes devenus témoins en lisant ces mots. Ces maux du monde. 

“ Mot sale
mot putain
mot malade
que se refilent
des bouches intraitables
mot malsain
virulence
propagée
par des haleines
de guerre
de fracas
de grogne
[...]
mot pendu
au bout de slogans
raidi de haine
sifflant à l'aube
mot versé
sur des plaies ”

Sentiment étrange à la lecture de ce recueil. Décontenancée d'abord, sans savoir où j'avançais. Sans trop comprendre. Et pourtant, il me rappelait à lui, sans cesse, comme une voix qui me disait « viens, approche. » Celle de Larry Tremblay, celle de ce jeune homme ou peut-être bien celle du Diable...
Dans ce recueil, tout est question de bien et de mal. De la frontière mince. Des choix que l'on fait entre les deux. Sur l'échappatoire et la liberté que l'on pense acquise. Il est question des pulsions voulues ou subies. Il est question des croyances. De l'idéologie religieuse. De ce qu'elle peut engendrer. Il est question de l'enfance, des brisures, des manques. Il est question du Diable. Qui représente bien évidemment le sombre, l'obscure, le mal. La tentation pour échapper à un ennui. À une vie. À un corps. Il est question de violence, détaillée sous toutes ses coutures. Des massacres de tout temps. Toutes époques. En peu de vers il parvient à nous la figurer de manière brute, sauvage. Jusqu'au langage. Dans ces mots de la cruauté. Vifs. Sans se soucier de ce qu'on peut ou ne peut pas écrire. Il lâche. Expulse. Nettoie. Transmet. 

Alors, si vous cherchez une poésie tendre, passez votre chemin. Pour les autres, lisez-le mais attendez-vous à être hanté(e)s. 

“ Combien de mots
avec ma haine
dois-je fabriquer
pour que ma phrase soit rassasiée ? 
je ne trouve pas à l'horreur
de point final ”

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