Shangrila de Malcolm Knox : au creux des vagues

Shangrila
Paru aux éditions Asphalte - 496 pages
Traduit par Patricia Barbe-Girault  

Il y a des livres, s'ils n'avaient pas été mis entre nos mains, nous serions probablement passés à côté. C'est le cas pour moi avec Shangrila. Franchement, je n'y connais rien en surf et l'eau ce n'est pas vraiment mon élément de prédilection et pourtant... Le roman de Malcolm Knox vaut vraiment le détour ! 


Dennis Keith, cinquante-huit ans, cent quinze kilos vit dans un pavillon pour retraités avec « M'man », sa « M'man ». Taiseux, les aviateurs toujours fourrés sur le nez pour éviter que les autres plongent dans son âme. Dennis Keith qui se nourrit de muesli et de Splice ananas-citron. Dennis Keith qui enfourche son chopper pour rejoindre la mer. La mer, son essentiel, avec « M'man ». La mer qui un jour a fait de lui une star. Une star du surf. Petit génie des vagues. Petit génie pour pas mal de choses en fait. Pour pas se faire pincer pour les flics. Pour pas répondre aux questions des journalistes. Pour pas avoir d'amis. Pour disparaître. Petit génie de la paranoïa aussi.

“ Rod voulait que t'aies des copains, comme lui, mais t'avais pas besoin d'amis, les amis ça gâchait les vagues, ça grillait les priorités.
Et les amis c'était pas capable de ramener les vagues non plus, pas capable d'arrêter le Big Flat, pas vrai.
Laisse-les croire que t'es bizarre.
On s'en fiche, hein. 
La dépression.
La souffrance.
Les orteils violet à force de se cogner.
L'ennui. ”

Dennis Keith, alias DK, fut champion de surf. Pas n'importe lequel : premier champion du monde ! Et ça ça intéresse plutôt bien la FBO (Foutue Bi-Ographe) qui bien des années plus tard souhaiterait parler du grand DK des années 60, 70 et 80. Mais les vagues du passé pourraient bien faire quelques remous...

DK était donc ce gamin prodige du surf, adopté par « M'man », parce qu'il avait pas de parents DK. Il vivra à Coolangatta avec elle et Rodney, son demi-frère. Ensemble, ils partagent l'amour des vagues et une relation complexe. Entre admiration et jalousie.
Ils sont un petit groupe de kids à surfer à l'époque. Loin de la médiatisation et du marketing que l'on connaîtra plus tard. Eux, c'est le plaisir avant tout. Les vagues, l'océan qui priment. Et ils ne sont pas les seuls. Dès que le vent monte, la vie s'arrête. Boucher, instituteur, curé, dès que les vagues sont bonnes, la planche est à l'eau. Une nécessité. Un besoin. Un appel. 
DK avant même d'en prendre conscience révolutionnera le surf. Il ne vit que pour ça. Hors de question de gâcher une seule vague. Hors de question de laisser la place aux autres, de laisser « ses vagues » aux autres. C'est comme ça que tout démarre. Loin des clichés d'un sport avec un esprit collectif. C'est comme ça que tout démarre. L'ascension fulgurante d'un petit génie « naturel ». La naissance d'une légende. Avant la descente aux enfers, avant les amphét', l'héro, les champi. Avant de s'exploser dans un rouleau à Hawaï. Avant que Lisa ne revienne plus. Celle qui "avait la peau lisse comme l'océan du matin."

“ Les filles, c'était comme les vagues mais pas comme les vagues.
Comme les vagues : y'en avait toujours une autre.
Pas comme les autres : tu t'en fichais si y'en avait une de gâchée.
Comme les vagues : elles te donnaient une chouette sensation à la limite du rêve et du réveil, comme si tout ton bonheur passait par ces moment seul avec elles, mais après ça, quand c'était fini, t'en avais aucun souvenir.
Par comme les vagues : t'avais pas besoin d'y retourner encore et encore et encore pour graver le souvenir, jusqu'à pouvoir le retenir dans ta tête la nuit quand t'arrivais pas à dormir. Ca t'allait très bien, toi, les occases qui se présentaient, mais t'allais pas les chercher.
Comme les vagues : elles t'adoraient, pour elles t'avait un don, tu faisais partie de leur élément et elles faisaient partie du tien.
Pas comme les vagues : tu sentais nada comme don, toi. ”

À travers les pensées de Dennis Keith, que l'on explore au gré de son bon vouloir, on apprivoise cette passion plus forte que le reste. Vitale. On plonge à corps perdue dans une culture toute entière et dans son évolution. Passer des coins de surf pour locaux aux petites maisons à une ville entièrement repensée et bétonnée pour accueillir les compét de surf. Passer des années « folles » aux années marketées où les surfers deviennent les vaches à lait des sponsors. Un monde parfois effrayant lorsque la célébrité et la drogue s'en mêlent. Car au-delà du surf, Malcolm Knox dresse le portrait d'une génération entière et surtout d'un homme complexe. Clap de fin pour l'innocence. Un homme-enfant silencieux, parano, obsessionnel, solitaire. On surfe sur ses souvenirs triés, vaporeux. On ne sait quoi penser de cet homme qui a tout connu. Le paradis comme l'enfer. La pauvreté et le succès. Tantôt antipathique, tantôt attachant. Tantôt égoïste, tantôt attentionné. Un homme qui n'a jamais vraiment su qui il était, d'où il venait. Qui a juste voulu à la fois reconnaissance et paix. Qui a juste voulu qu'on lui laisse ses vagues. 

Que l'on s'y connaisse ou non en surf, on apprivoise (un peu comme les vagues finalement) cette culture, ce style, ce personnage. On ressent toutes les sensations du surf. La puissance des vagues, des rouleaux. On observe la couleur de cette eau, les remous, les rochers. On se sent ballotté, souvent submergé par ce récit. Par cette narration qui se veut fragmenter, où « je » laisse place au « tu » ou « il » comme si DK lui-même ne savait plus bien. Lui ou pas lui. Présent, passé, entre-deux ? Ça cogite là-haut, ça se percute. Malcolm Knox par son personnage nous entraîne dans un style et une rythmique hypnotiques faits de répétitions, d'associations d'idées, d'humour, de poésie parfois. Et tout cela on le doit aussi au superbe travail de traduction.

“ Je suis tu es DK est le gâchis...
... et l'aimant c'est cette dame de soixante-quinze ans là-bas la seule qui sait, en ce moment même allongée les yeux ouverts au lit à se demander si elle peut encore faire semblant... faire comme si elle était pas le seule à savoir... ”

Alors... enfilez votre combi et plongez dans les vagues de Shangrila. Vous verrez ça glisse vachement bien !

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