Les variations sentimentales d'André Aciman : Symphonie mélancolique autour du désir

Les variations sentimentales
Paru aux éditions Grasset - 368 pages
Traduit par Anne Damour

Je suis une grande sentimentale, une grande sensible mais bien souvent les romans qui traitent de l'amour m'ennuient (paradoxale ? Totalement). J'appréhendais donc un peu en démarrant Les variations sentimentales, je me demandais si j'allais être convaincue. J'avais cette crainte d'y découvrir un roman un peu niais. C'est donc tout doucement que je l'ai entamé, puis l'évidence s'est très rapidement imposée. 


« C’est toujours le même circuit : de l’attirance à la tendresse puis au désir obsessionnel, et ensuite l’abandon, le recul, l’apathie, la lassitude et au bout du compte le mépris. »

Découpé en cinq grandes parties, qui pourraient presque être à elles toutes seules des novellas tant les lieux et la temporalité sont mouvants, André Aciman nous entraîne au cœur des sentiments humains. On se retrouve projeter dans le passé, le présent sans jamais bien déterminer où se situe l'un et l'autre. Structure fluctuante, changeante comme les sentiments. 

Néanmoins, tout tourne autour d'un personnage, Paul, en proie à ses désirs, fantasmes et rêves. Il y a ainsi le Premier amour, celui de la pré-adolescence. Celui qui bouscule, celui qui aborde l'éveil sexuel. Déstabilisant. Le narrateur retourne ainsi sur les terres de son enfance, une petite île italienne qui a bercé ses étés. Il se retrouve face à cette maison qui n'est plus. Brûlée. Je suis revenu pour lui dit-il. Immédiatement on pense à la promesse d'un fils à son père. Mais tout est bien plus complexe. Alors que Paul arpente les rues et ses souvenirs, lui reviennent en mémoire les longues promenades nocturnes et cette église en ruines dans laquelle il aimait se réfugier quand le désir l'emprisonnait. Un désir prénommait Giovanni. Nanni. L’ébéniste de l'île qui travailla un temps pour ses parents. Cet homme, plus âgé, il rêvait de le serrer fort. Devenir qu'un. Devenir lui. Pour le voir un peu plus, l'approcher, le sentir, il s'immisce dans son quotidien, travaille un temps à ses côtés. Le trouble devient plus fort. Mais à douze ans, que sait-on de l'amour ? Amour mort-né. Nanni le cœur déjà pris. Nanni... dont il comprit plus tard qui il était vraiment. Car il faut parfois revenir sur les traces de son passé pour comprendre.

« [...] une impression presque douloureuse me serra le cœur. J'aimais cette douleur. Et une fois de plus j'aurais voulu que mon père fût encore en vie. Il était le seul à comprendre les variations de mes sentiments. La brûlure et le baume entrelacés comme deux serpents jumeaux. C'est cela l'amour, aurait-il dit, le doute est amour, la crainte est amour, même le mépris que tu éprouves est amour. Chacun de nous y parvient par un chemin détourné. Certains le découvrent sur-le-champ, pour d'autres il faut des années, et pour d'autres encore il ne se manifeste que rétrospectivement. »

Puis vient la Fièvre du printemps. Paul vit désormais à New York avec Maud. Une femme dont on perçoit tout le charisme. Une vie de couple établie. Mais voilà qu'il l'aperçoit dans un restaurant, avec un autre homme. Elle joue avec ses cheveux. Rit aux éclats. Il s'invente un scénario. Destructeur. Qui est cet homme ? Depuis combien de temps cela dure-t-il ? Est-il jaloux ? En colère ? Peut-être est-ce plus complexe que cela. Il le réalisera lors d'un dîner entre amis, le soir même. Retournement de situation. L’ambiguïté revient. Alors que Maud discute avec cet homme, Paul est ailleurs. Ses pensées, sur un court de tennis. Manfred. Silencieux. Presque fuyant. Depuis deux ans. Ses épaules. Son corps nu dans les vestiaires. L'obsession petit à petit se faufile dans son esprit et entre les pages que nous tenons si fermement. Paul imagine. L'érotisme de leurs peaux qui se frôlent et se prennent.  Qu'adviendra-t-il entre eux ? Amour ou amour avorté ? 

Et Chloé dans tout cela ? Chloé, cet amour de jeunesse. Universitaire. Les voilà face à face bien des années après avoir quitter les bancs de la fac. Immédiatement les corps s'appellent. Cet autre à qui l'on veut appartenir pleinement autant qu'il nous appartiendrait pleinement, là, dans la nuit lorsque la porte se ferme ou au petit déjeuner, les corps nus, le sexe qui appelle l'autre. Et le soleil de minuit a brillé pour nous / Jusqu'à l'arrivée du jour / Alors nous nous sommes séparés / Comme déjà saturés des délices du futur*. C'est probablement la plus belle partie du roman, la plus profonde, celle qui marque toute la complexité de l'Homme. C'est en tout cas dans celle-ci que j'ai corné le plus de pages. Elle m'a semblé être un bilan de mi-parcours et révèle à mon sens merveilleusement bien tous les tourments. L'attraction-répulsion. Vouloir l'autre au point de ne pas savoir. Amour Stellaire. Celui qui n'est pas fait pour nous. Pas dans cette vie. Que nous ne pourrons peut-être jamais atteindre. Peut-on oublier cet amour là ? Peut-on poursuivre après cela ? 
Enfin, il y a Heidi, ses e-mails et ses cafés dans Abingdon Square. L'attirance intellectuel. Est-ce suffisant ? 

« Oui, le passé est un pays étranger, dis-je, mais certains d'entre nous en sont des citoyens à part entière, d'autres des touristes occasionnels, et d'autres encore des nomades, impatients de s'en aller mais aussi toujours désireux de revenir. [...]Le passé peut-être ou non un pays étranger. Il peut se transformer ou rester inchangé, mais sa capitale s'appelle toujours Regret, et ce qui traverse est le grand canal des désirs immatures qui se jette dans un archipel de minuscules possibles qui ne se sont jamais vraiment produits, mais ne sont pas irréels pour autant et pourraient encore se réaliser même si nous craignons qu'ils ne le fassent jamais. »

André Aciman parvient avec brio à nous embarquer dans ces grandes histoires d'amour (in)assouvies, fantasmées. Dans ces rêves romantiques, parfois érotiques mais jamais vulgaires. Homme ou femme ou les deux. C'est la captation du désir ici qui est essentiel et non le genre sexué. C'est l'impulsion d'un cœur et du corps. La liberté assez grande pour ne pas être attiré que par un seul type d'amour et l'apprentissage d'une vie faisant que nous évoluons plus ou moins, recherchant dans un sexe ou dans l'autre, dans un être ou dans l'autre ce qui peut nous soutenir. Ce quelque chose dont nous ignorons parfois ce que c'est. Ce que nous n'avons pas. Ce qui nous ressemble ou non.

C'est tout cela Les variations sentimentales : un roman sur l'ambivalence des sentiments, la quête et l'abandon, la complexité à se trouver soi-même en chemin. C'est une symphonie à la fois déchirante, délicate, mélancolique et sensuelle. 

Un grand merci aux éditions Grasset pour cette belle découverte.

*Adieu tristesse de Arthur H

Vous pouvez également retrouver la sublime chronique de Charlotte (Loupbouquin) ici

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