Lambeaux de Charles Juliet : chant d'amour à la mère, naissance et résilience

Lambeaux
Paru en poche chez Folio
155 pages

“ de jour en jour grandit en toi une âpre révolte à l'idée qu'on peut mourir sans rien avoir vécu de ce qu'on désire si ardemment vivre. ”

Les pages ont jaunies comme la couverture.
Il trônait là, à vue, sur les étagères de ma bibliothèque. Comme pour me rappeler qu'il avait été le premier. Comme un amant. Le tout premier. Et on n'oublie pas les premières fois, même maladroites.
Douze ou treize ans que je l'avais lu. Tourné ses pages pour la première fois. Comme on découvre un corps, un grain de peau. Les mains qui accrochent le papier, le caressent. Il y a de ça avec les livres, un rapport quasi charnel. Alors quand il s'agit du livre qui nous a montré le chemin, la comparaison avec un amant tombe sous le sens. 


Douze ou treize ans sont passés. Je me souvenais de la sensation, des tremblements ressentis, des larmes versées. Je me souvenais de mon cœur secoué. Je me souvenais, lycéenne, m'être dit "mais alors ça peut-être ça la littérature ?" comme on dirait "mais alors c'est ça le corps d'un homme ?". Je me souvenais de tout cela mais pas de l'histoire en détails. Comme on oublie une voix, un visage mais jamais un regard ni une odeur. Lambeaux a été mon amant. Mon éveil. 

“ Tu veux écrire. Tu veux écrire mais tu ignores tout de ce en quoi consiste l'écriture. De surcroît, tu n'as strictement aucune culture. Lorsque tu en prends conscience, tu es accablé et tu comprends que pendant des années, tu vas devoir faire des gammes et dévorer des centaines, peut-être des milliers de livres. [...] Mais tu es tenace, obstiné, et tu te promets que ce sillon que tu commences à ouvrir, tu l'ouvriras quoi qu'il arrive jusqu'à l'autre extrémité du champ. ”

Douze ou treize avant de retrouver ses pages comme on recroiserait par hasard ce premier amour qu'on n'a jamais totalement oublié. On le croiserait et on dirait "et si on allait boire un verre ?" la voix un peu tremblante. Juste comme ça, pour parler des souvenirs et du présent. 
J'ai rouvert Lambeaux. Et l'évidence s'est rappelée à moi. Le cœur s'est de nouveau emballé. Les picotements de l'âme, retrouvés. 

J'ignorais pourquoi il m'avait tant marqué, je n'avais pas un jour été orpheline ni même adoptée. Mais Lambeaux est bien plus qu'un hommage à une mère qu'il n'a connu que trois mois, et l'amour d'une autre. Ce livre est la construction de soi à travers les lambeaux de transmission. Celle d'une mère qu'il n'a pas connue, internée lorsqu'il avait trois mois puis morte de faim dans cet hôpital psychiatrique à l'orée de la seconde guerre mondiale. Une mère paysanne s'évadant dans la lecture de la Bible, seul livre qu'elle possédait. Torturée de ne pas vivre une vie de liberté, de mots. Travailleuse, courageuse. Née dans un milieu inadapté à ses rêves. Une jeune femme qui rencontra furtivement l'amour, avant de le perdre de la tuberculose. Une mort dont elle ne se remettra jamais totalement. Une femme puis une mère de quatre enfants, qu'elle aura aimés, choyés du mieux possible. Avant que les forces ne l'abandonnent. Juliet raconte, imagine peut-être, la beauté de cette mère habitée par ses démons intérieurs. Il libère l'absente, la morte. Son hypersensibilité douloureuse. Pour se connaître, pour réussir un jour à vivre avec le poids d'une culpabilité infondée « Pardonne, ô mère, à l'enfant qui t'a poussée dans la tombe. » Il évoque ces inconnus, père biologique, frères et sœurs. Avant de libérer sa propre histoire. Celle de l'enfant qui apprit tard qu'il était adopté. Celle d'un enfant en proie lui aussi à des démons dont il ignore la provenance, lui qui a été aimé sans concession, lui à qui ses parents (adoptifs) ont donné une éducation. Enfant de troupe, sportif mais en retrait, amant clandestin. Un adolescent puis un homme dont les mots se bousculent au-dedans. Dans le cœur, dans la chair. Poursuivant, ignorant, cette voie qui lui était impossible à elle mais qui lui fut donnée, à lui, son fils. Comme un héritage.

“ Lorsqu'elles se lèvent en toi, que tu leur parles, tu vois s'avancer à leur suite la cohorte des bâillonnés, des mutiques, des exilés des mots
ceux et celles qui ne se sont jamais remis de leur enfance
ceux et celles qui s'acharnent à se punir de n'avoir jamais été aimés
ceux et celles qui crèvent de se mépriser et se haïr
ceux et celles qui n'ont jamais pu parler parce qu'ils n'ont jamais été écoutés
ceux et celles qui ont été gravement humiliés et portent au flanc une plaie ouverte
ceux et celles qui étouffent de ces mots rentrés pourrissant dans leur gorge
ceux et celles qui n'ont jamais pu surmonter une fondamentale détresse ”

Charles Juliet doutait avoir un jour l'étoffe d'un écrivain, et pourtant ! Ce livre qu'il a mis douze années à écrire est certainement l'un des plus beaux livres intimes qui puisse exister. De ce « tu » distancié comme pour mieux s'observer, dans une langue poétique qui touche à la chair, lui le paysan, il nous subjugue par ces lambeaux de mémoire. Douloureux et nécessaires pour vivre. Se trouver soi-même. Déconstruire pour se construire.
J'ai compris pourquoi il y a douze ou treize ans j'avais tant aimé ce livre. J'ai compris que tous ces maux avaient un jour étaient les miens. Il y a douze ou treize ans. La douleur partagée. Ce milieu qui ne donne pas accès à celui des mots. Cette sensation d'être et d’Être inférieur. J'ai compris pourquoi j'avais tant aimé ce livre, parce que derrière le sombre, le dur, l'abrupt, il porte en lui le message de la construction et de la réussite possibles. Même si l'on est orphelin d'un amour. Il est la bouée. La main tendue. L'étoile scintillante. Aussi âpre soit-il, ce livre est le Nous que nous sommes, que nous devenons si nous décidons d'extraire le douloureux, le honteux, les humiliations, les blessures mais aussi l'heureux. Ne plus rejeter. Affronter. Oser gratter. Décoller. Se saisir de ces lambeaux d'histoire pour parvenir à une toile tendue sur l'avenir.  

J'ai rouvert Lambeaux. Et de nouveau, ma vie a changé.

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