Fais de moi la colère de Vincent Villeminot : la belle, l'homme-chien et la bête

Fais de moi la colère
Paru aux éditions Les Escales
288 pages

Il y a ces livres dont on est bien incapable de retranscrire l'histoire, une fois refermés. Il y a ces livres qui sont entre songes, cauchemars et réalité. Des livres qui vous happent par la seule force de leur langue. Fais de moi la colère est ce genre de livre.
J'avais hâte de le démarrer. Hâte de voir où il allait m'embarquer. Vers quelle contrée, le lac Léman, entre France et Suisse. Vers quelles émotions. Celles qui bouleversent tout. 


“ Ce soir, assise sur l'herbe, sur le tertre, je pense à ça. Ma naissance. Ce baptême. Comme si, pour vivre, j'avais dû lui emprunter son âme et son souffle, à ma mère, et même voler le cri, déchirant, que nous poussâmes ensemble. Presque ensemble.
Inspirer.
Expirer.
 
J'aurai peur, quand il viendra. Je serai terrifiée. ”

Il y a une jeune fille, Ismaëlle, à l'âge de la découverte de son corps et de celui des hommes. Désormais orpheline. Une mère morte en couche. Un père mort en eaux. Troubles. Cette jeune fille désormais émancipée. Poursuivant l'œuvre du père. 

Il y a cette immensité qu'est le lac, ces fumées qui grimpent dans le ciel, ce ciel qui s'assombrit. Noir. Inquiétant. Il y a ces morts qui remontent à la surface du lac. Qu'on enterre dans des fosses. Qu'on brûle quand leur nombre devient trop important. Il y a cet or rouge. Il y a ces naufrages. Ceux de l'humanité. Il y a ces génocides qui « ressemblent à des actes agricoles. On laboure, on retourne, on épand ‒ et c'est le corps humain qui nous sert d'engrais. » Il y a ces animaux effrayants. Et puis la bête. Celle qui dévorent l'homme. Comme un symbole du mal. De la convoitise. De l'avidité. La notre ? 
Il y a ce grand garçon noir, Ezechiel, fils de l'Ogre, du tyran. Reclus en haut des montagnes. Dans ce château courant d'air. Il y a Ismaëlle qui le rencontrera. Brûlante d'un désir. Le premier. Il y a l'appel du mystère et du corps. Lui, le loup. Lui, le nègre. Elle, la pute du nègre.

Il y a ces destins qui se croisent. Ces vies cabossées. Ces origines floues. Ces forces qui s'allient dans la nuit. Sur le lac. Il y a Ezechiel qui boit trop d'eau de vie et nage comme un poisson. Ezechiel, qui a vécu mille vies. Chasseur de crocodiles. Chasseur du Mal. De Mammon, la bête du lac. De ces propres démons. 
Il y a eux, Ismaëlle et Ezechiel, contre le reste du monde. L'amour. Eux, qui portent la vie, l'espoir. Au-delà de tous les murmures. Eux, qui portent la haine et la colère. Qui collent au ventre. Qui grattent à l'intérieur. 

“ Dès le premier regard, je t'ai désirée, Ismaëlle. Sur-le-champ.
Comme une révélation.
Peut-on aimer ainsi ? Dès le premier regard ? Reconnaître une âme sœur ?
Non, c'est la peau, d'abord, l'appétit. Ou une épiphanie.
Peut-on aimer un jour ? Alors ? Sans ravages ? Sans appétits féroces ? ”

Il y a ce roman qui n'en est pas vraiment un. Un conte, un long poème, une traversée mythologique. Il est une atmosphère, de celle qui vous chope aux tripes, vous coupe le souffle. Vous oblige à ne pas chercher de réponses. De toute façon, vous n'en trouveriez pas. Fais de moi la colère est un chant onirique, une prière comme une incantation. On tâtonne. Plonger ou rester en surface ? Rentrer dans cette danse hallucinée ? Oser voir ce qu'on ne veut peut-être pas voir ? Se confronter à cela ? Sommes-nous un jour prêts ? Ça tiraille. On repousse mais ça enflamme quand il est question de corps, de désir, de colère, d'amour, de monstre. D'inexplicable. 
Dans un style épuré, minimaliste, Vincent Villeminot fait le plein de symboles derrière lesquels le lecteur y verra ce qu'il souhaite y voir. Des symboles multiples. Qui s'appellent, s'interpellent, se répondent. Ce sont les émotions qui prennent le pas. Les émotions animales. D'ailleurs l'animal est au centre dans ce livre. L'Homme animal. L'animal chassé. L'animal chasseur. L'animal du ciel, aigles aux hélices tournoyants. L'animal nocturne aux yeux verts dans les maisons. La peau de l'eau. Des chiens, « des chiens, des vrais, des chiens resplendissants. » L'Homme chien. Leur maître. 

Il n'est pas un roman facile d'accès car il transcende la réalité, bouscule nos habitudes, nos modes de réflexion. Nous pousse dans nos retranchements. Mais malgré cet inconfort, moi, j'en réclamais encore. Hypnotisée. Je dévorais les mots, comme il y a dans ce livre de la dévoration. Folie qui danse. Limites repoussées, gommées. Le bien et le mal flirtent. Nos vices, nos travers aussi, éclatent. 
Fais de moi la colère laisse sous-jacent l'indicible, le profond, les tréfonds. Il est une expérience de lecture, un livre hybride. Quelque chose de presque insondable. Il est d'une singularité époustouflante. Foudroyante. 

“ Sommes-nous tous ainsi, habités par des monstres ?
Sommes-nous encore des hommes et des femmes ?
Sommes-nous pires que cela ou simplement cela ? ”

Lu dans le cadre des 68 premières fois

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