Bienvenue en Amérique de Linda Boström Knausgård : les m(aux)ots de la petite muette

Linda Bostrom Knausgard
Paru aux éditions Grasset en février 2018
128 pages

Lorsqu’on m’a parlé et remis entre les mains Bienvenue en Amérique, je savais que ce court roman allait réveiller de nombreuses choses en moi. Il y a des livres comme ça. On le sait avant même de les ouvrir. Mais j’étais loin de penser que je le lirais une fois, deux fois, trois fois. Incapable de passer à un autre… 


« Souvent je l’imaginais en train de mourir. Son cœur qui cessait de battre. Son dernier soupir. Je l’imaginais heureux, mais c’était absurde. Combien de temps avait-il passé dans cet appartement ? Depuis combien de temps n’avait-il parlé à personne ? Quand je pensais à lui, c’était d’abord sa solitude qui s’imposait. » 

Ellen ne parle plus. Muette. Son père est mort. Elle l’a souhaité tellement fort. Une prière adressée à Dieu. Concrétisée. Et depuis, Ellen s’est enfermée dans un mutisme profond. Une protection, une carapace, une culpabilité qui ronge. Mais un vide aussi, qu’elle ne parvient pas à combler.
Ellen voit les murs de sa chambre bouger. Trembler. Et ce n’est pas seulement à cause de la musique de son frère dans la pièce d’à côté. Non, les murs l’écrasent. Alors de ses petits bras elle tente de les repousser quand les pensées sont trop fortes. Trop présentes. Trop. 
Les yeux clos, le père revient, il erre. Souvent, trop souvent. Ce père qui de son vivant était devenu menaçant, violent, alcoolique. Il lui parle. Un mort qui parle et une vivante qui se tait…
Ellen a 11 ans et est désormais une enfant solitaire. La petite muette. De cette famille lumineuse, il ne reste que quelques éclats auxquels elle s’accroche quand elle ne pense pas au pire, quand elle ne triture pas les souvenirs. Sa mère, son tout, celle pour qui elle prie chaque soir, ne comprend pas mais s’en accommode. Sa famille est lumineuse. Une lumière aveuglante, comme lorsqu’elle est sur les planches, l’empêchant de prendre conscience que son fils devient un adolescent colérique, et que la décision prise par sa fille semble être irréversible.
Ellen observe mais n’ouvrira pas la bouche. Même si le désir est là. Même si dans ses rêves elle sait encore parler. Non, elle ne cèdera pas à la promesse qu’elle s’est faite.

« Quand maman pleurait, le monde s’écroulait. Il n’y avait plus que ses larmes. Les crachotements, les bruits qui sortaient de sa gorge. Ça me brûlait à l’intérieur quand elle pleurait. Parfois elle parlait au téléphone en même temps. Trop de responsabilités, se plaignait-elle entre deux sanglots. Moi je me noyais dans ses pleurs, j’essayais de les comprendre pour pouvoir la consoler. Je tenais ses larmes entre mes mains comme une pelote de fil que je tentais de démêler, je cherchais à les arrêter en étant là, tout simplement. Mais quand elle pleurait trop fort, ma présence ne servait à rien. » 

Avec une mélancolie profonde et une poésie épurée qui danse, virevolte et vous enveloppe dès la première page, Linda Boström Knausgård parle de ces drames, de l’enfance, des questionnements, des éclats. Elle dépeint ce qui brûle au-dedans, ce qu’on ne sait parfois pas exprimer. Le branlant, la douleur. Le cœur au bord de l’implosion. Les larmes au bord du précipice. Les ténèbres et combats intérieurs dans la lumière extérieure.
Bienvenue en Amérique est un de ces romans qui bouleversent l'être dans son entièreté, un roman impossible à quitter, à refermer tant les mots choisis sont d'une beauté folle. Des mots tristement beaux. Des mots purs, élégants. Des phrases concises qui vous enserrent le cœur. Des enchaînements de mots à vous en coller des frissons. Alors on le lit, on le relit inlassablement. On y met des post-it à pratiquement chaque page, comme un automatisme. On finit même le paquet et on court en racheter. Et puis on le pose aussi, avant de le reprendre, parce qu'il oblige à souffler un grand coup si on ne veut pas vaciller pendant que les souvenirs se dessinent et se transposent, comme celui d’une journée de pêche entre un père et sa fille.

« Après la nuit sont venus des jours d’une lumière incandescente. Une lumière si aveuglante qu’elle m’obligeait à cligner des yeux. Du matin au soir j’étais assise dans mon lit, et je ne cessais de cligner des yeux. La lumière me déchirait. Mon père se glissait sous mes paupières ; Wilkommen, Bienvenue, Welcome, chantait-il pendant que les cloches sonnaient. J’ai essayé de le chasser, mais il continuait à danser derrière mes paupières, tel un petit point bleu. Tantôt il grandissait, tantôt il rapetissait. Par moments il se transformait en un géant qui me plaquait contre le mur et m’empêchait de respirer. »  

Il m’a été difficile de me relever de cette lecture qui m’a à la fois éblouie et mise K.O (je me demande d’ailleurs si je me suis relevée). M’immiscer dans la tête de cette petite fille de onze ans qui ne dit mot mais qui se confesse à nous, lecteur ; qui sombre, cherche un sens à tout ça, qui tente – en vain – d’entrevoir un avenir ; entendre sa voix, sentir que ça bat encore dedans (parce que ça bat toujours), que ça cogne même, violemment m’a profondément secouée. Elle s’est insinuée en moi, sans que je n’en prenne immédiatement la mesure. Sans que je ne comprenne immédiatement l’importance de ce texte qui contenait l’indicible.


Une lecture accompagnée de...

On the nature of daylight, Vladimir's blues, She remembers, Family Circles de Max Richter
Awakening, Larissa's song et Lost remembrance de Martin Stock
Abandon window de Jon Hopkins
Après de Guillaume Poncelet
Erla's waltz de Ólafur Arnalds
Because this must be de Nils Frahm
Sonderling, Le souvenir des temps gracieux, A heartfelt silence de Joep Beving
Nur sterne belauschen uns de Paul Hankinson
Gravity de Dirk Maassen
Falling, Catching d'Agnès Obel
il de Jean-Michel Blais

Commentaires

Articles les plus consultés