77 de Marin Fouqué : la rage sous la capuche

77 Marin Fouqué
Paru aux éditions Actes Sud en août 2019
224 pages

J’aime les premiers romans, surtout lorsqu’ils me chopent ainsi aux tripes. Marin Fouqué est une de mes belles découvertes de la rentrée. Je ne sais pas si je parviendrai à trouver les mots nécessaires pour en parler. Mais tenter, un peu, pour cette voix singulière.


“ C'est la mémoire qui te trompe. D'ailleurs, ça sert peut-être à ça la mémoire : trouver la vie belle au moins dans le rétro. ”

77.« sept-sept ». Sud 77. Chaque matin, il rejoint l’abribus et attend que le chauffeur débarque avec sa lubie Polnareff en fond sonore.
Chaque matin, le bus passe prendre les jeunes du hameau et du bourg pour les mener dans leur établissement scolaire respectif.
Chaque matin, il monte dans ce bus. Avec les autres.
Mais pas ce matin. Ni aucun depuis la rentrée. Ce matin, il reste là assis sur le banc de l’abribus alors que tous les autres montent. Même le grand Kevin qui habituellement restait avec lui.
Ce matin, il ne montera pas. Il restera assis là à regarder sa terre grasse du 77. À se rouler des bédos. À se perdre dans ses souvenirs. À nous raconter l’histoire. De sa terre. De son Sud 77. Nous raconter ses habitants, le père Mandrin qui flippe total que le bitume se pointe. Que Paris envahisse son Sud 77. Nous raconter la Vieille qui déambule dans sa robe fleurie-fanée. Nous raconter le dernier pompiste, son essence, sa fumée, son haleine alcoolisée. Nous raconter le grand Kevin à qui il s’en remet, le Samouraï et puis Enzo le Traître, la fille Novembre, leur trio. D’avant. Leur jeu dans les champs, à celui qui bouffera les vers. Leur jeu sur le banc, l’oracle de la Vache. Regard droit devant, face aux champs, à attendre la couleur.  

Dans les volutes de shit, au rythme des voitures qui passent, des moteurs qui vrombissent, il se perd dans ses pensées. Souvenirs déverrouillés. Il lâche tout. Comme ceux qui ont lâché les coups sur lui tant de fois. Lui, son physique de lâche, sa gueule fine. Mignonne, son surnom. Celui qu’on prend jamais dans les équipes. Sauf en dernier. Celui qui pense s’en foutre. Il a Enzo et la fille Novembre. C’est suffisant. Mais pas éternel. 
Dans les volutes de shit, ces joints qu’il roule jusqu’à plus avoir une seule miette, la voix se libère et l’on comprend, crescendo, pourquoi il ne monte plus dans ce bus. Pourquoi Kevin n’est pas resté avec ce matin-là, pourquoi feu Enzo et feu la fille Novembre. Pourquoi la capuche. Parce que les coups, les humiliations, les crachats. Les rires. Les poings, pour déconner, pour tester, pour endurcir. La Mignonne. Parce qu’il n’est pas un « bonhomme ». Parce qu’il doit en devenir un.

“ L'angoisse qui monte, je m'en rappelle. L'angoisse qui te prend d'abord le bout du pied, les orteils grattent le fond de la basket, cherchent le trou d'air sur le côté, de plus en plus répétitivement, de plus en plus saccadé, de plus en plus insistant, et puis la plante de pied qui se crispe et l'angoisse qui monte, et puis le bas du short que tu tires et tritures de ta main libre, l'angoisse qui monte, et puis les cuisses qui se ferment, l'angoisse qui monte, et puis le bassin en torsion, l'angoisse qui monte, l'élastique du short qui te préoccupe, l'angoisse qui monte, dans les plis, l'angoisse qui monte, la peau qui te démange sous le tee-shirt, l'angoisse qui monte, dans les plis, l'angoisse qui monte, le cou resserre, l'angoisse qui monte, la tête feu, l'angoisse qui monte, regard fuyant, l'angoisse qui monte, vue vague, l'angoisse qui monte, points noirs, l'angoisse qui monte, pouls palpite, l'angoisse qui monte, flash brume, l'angoisse qui monte, sons sourds, l'angoisse est là. Et ton corps quelques secondes plus tôt se faisait chair à canon, sentinelle, ultime rempart, les épaules en porte-avion, ton corps qui maintenant s'affaisse et se tord en spirale à rejoindre le sol, le souffle court, la respiration rauque, je m'en souviens. Encore une fois, je n'allais pas marquer l'histoire. Encore une fois, j'allais rester à ma place. Seul sur une ligne à attendre la fin de l'appel pour entrer dans l'équipe. Encore une fois, j'allais garder ce surnom, ce surnom de la honte. ”

Marin Fouqué jongle avec des portraits opposées pour nous balancer en pleine gueule l’avortement des rêves d’une génération. Brisée. Coincée dans un lieu qui n’est ni tout à fait la ville, ni tout à fait le trou du cul du monde. Un lieu presque inanimé. Comme ce mec sur le banc de l’abribus. Un lieu vert, marron. Marron surtout. Boueux souvent.
À la lecture je n’ai pas pu m’empêcher de penser à cette chanson... Mon kid qui pourrait presque poser le décor. Tu seras viril mon kid / Je ne veux voir aucune larme glisser sur cette gueule héroïque [...] Tu seras viril mon kid / je ne veux voir aucune once féminine / ni des airs, ni des gestes [...] Tu seras viril mon kid / tu brilleras par ta force physique, ton allure dominante / et ton sexe triomphant pour mépriser les faibles...* De son style vif, insicif, percutant et singulier, il interroge sur ce qu’est être homme. Plus loin encore, il dénonce cette virilité à tout prix. Comment certains forcent à devenir dur, mâle. À être dans le faux. Dans l’irrespect de l’autre et de la femme. À être quelqu’un d’autre que soi. Un prédateur. Un homme, un vrai. Conforme à cette bonne vieille image patriarcale. Plus la pleureuse. Plus la mignonne. Un homme, un vrai. Plus la lopette. La tapette. Il dénonce le poids de ces autres capables de détruire celui que tente de devenir un jeune homme, en pleine recherche de qui il est. En l’humiliant. Violence des mots, des poings, des pieds qui s’acharnent. Marin Fouqué pousse un cri contre l’injonction à être. À travers ce jeune homme, à travers également la tornade qu’est la fille Novembre. Un peu garçon manqué, surtout gueule fracassée. À la lumière de la lune. Cette jeune femme qui rend les coups aux autres à défaut de pouvoir les rendre à son père, « le Fléau ». Une jeune femme d’une force et d’une droiture incroyable. D’une fragilité silencieuse aussi qui m’a beaucoup touchée.

77 c’est deux cent quinze pages d’un roman-tempête sur le terreau d’une jeunesse démolie. Des corps en construction. Déconstruits. Un roman-oral qui s’il m’a décontenancée lors des premières pages m’a ensuite complètement hypnotisée par son flow et sa verve. Ses puchlines qui foutent K.O. Je l’ai perçu comme une rage enfin libérée. Ça claque à chaque page, ça percute. Ça m’a percutée. Ça m’a donné envie d’hurler. Pour eux. Marin Fouqué m’a laissé un goût de métal dans la bouche après avoir refermé son roman. Comme son narrateur, « il me maravait la gueule et j’aimais ça » !


*Mon kid - Eddy de Pretto


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Commentaires

  1. C'est le premier billet que je lis sur ce roman dont j'avais déjà entendu parler. Intéressant !

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    1. Ah bah effectivement je l'ai peu vu sur la blogosphère (voir pas du tout). Est-ce l'effet premier roman ? Est-ce le sujet ? Je pense que c'est un roman que soit on aime totalement soit pas du tout mais je trouve dommage qu'on ne semble pas plus s'y intéresser car il y a vraiment, vraiment quelque chose de singulier dans cette nouvelle voix.

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