Ce que l’homme a cru voir de Gautier Battistella : exploration intérieure

Ce que l'homme a cru voir
Paru aux éditions Grasset - 240 pages

L’histoire de ce roman, je veux dire, mon histoire avec lui a démarré cet été lorsque la douce et fine lectrice qu’est Charlotte en a parlé avec émotions, passion, soucieuse de retranscrire ce qu’il avait provoqué en elle. L’histoire, mon histoire avec lui, s’est poursuivie avec le message d’un auteur, malicieux. Les signes ne trompent pas. Puis il y a eu les mots posés de cet ami si cher. Ces mots qui m’ont rappelé certaines confidences que l’on se fait tard le soir, l’esprit embrumé. Nicolas m’avait bouleversée avec sa chronique. Et l’action repoussée de lire ce roman ne pouvait plus durer malgré l’appréhension d’un raz de marée à venir. Ce que l’homme a cru voir de Gautier Battistella fait partie de ces romans qui remuent l’âme. Qui secouent. Et l’on entend le gling-gling des souvenirs s’entrechoquer. Ceux que l’on pensait avoir enfouis bien profondément. 


Le livre s’ouvre sur une lettre, courte. Une lettre d’adieu d’un homme, Simon,  à un autre, Toni. Le décor est posé. Simon Reijik, petit fils d’immigré Polonais, a quitté sa terre natale du Sud-Ouest pour rejoindre Paris, dans cette grande ville où « on y croise des gens sans jamais les rencontrer. On ne côtoie que leurs ombres, leurs odeurs parfois. » Il a choisi un métier solitaire, comme lui. Simon Reijik efface les réputations numériques. Rechercher, traquer, nettoyer. Que pas un scandale pour ses clients ne reste sur la toile.
Simon Reijik s’est marié avec Laura, professeure de lettres, marquée par dix années passées sous le joug d’un pervers narcissique. Simon, lui, est l’homme calme. Il est ce que l’on appelle un taiseux. Sa femme ne sait pas grand-chose de sa vie, son enfance. On pourrait penser que c’est son métier qui veut cela mais on comprend rapidement qu’il y a bien trop d’ombres au tableau pour que ce ne soit qu’une déformation professionnelle, à commencer par ces petites confiseries qu’il s’enfile selon la situation : Prozac, Xanax, Zoloft, Seropram, morphine… 

“ Il se méfiait plus que tout de la nostalgie, ce virus de l'âme. Elle vous ligote à des mensonges. ”

Si cette vie bien rangée et sa petite routine médicamenteuse semblent lui convenir, le faire rentrer dans le moule, un appel pourrait bien changer le cours des choses et le ramener vingt ans en arrière. À Verfeil, cette terre gasconne de l’enfance. À ce passé qu’il tentait de fuir. À ce père qui petit-déjeune à la vodka glacée. À cette mère qui n’a jamais pardonné. Ce petit frère, Benjamin...
La mort a un pouvoir bien plus grand que n’importe quel effort mis en place pour oublier… Alors quand il retourne sur sa terre natale pour enterrer ce vieil ami, ce frère Antoine (alias Toni) à qui il avait dit adieu, ce sont tous les fantômes, les morts, les murmures et les non-dits qui vont refaire surface. C’est le temps que l’on remonte. La quête que l’on mène. C’est le « Je » qui entre en scène. C’est, ce que l’homme a cru voir…   

Il m’est difficile de mettre des mots sur ce roman, sur cette exploration de vie, tant sa force, sa lucidité s’est insinuée en moi pour me confronter à mes propres souvenirs. À ces silences familiaux. Lambeaux dansant parfois dans ma mémoire. Trous noirs. Et les carapaces sont tenaces n’est-ce pas ? Sommes-nous un jour prêts à réveiller ce que l’on a mis tant d’années à tenter d’effacer ? 
Le passé dont la mémoire trie les données pour en oublier des pans entiers, de douleurs, mais qui revient frapper, toujours. Comme s’il attendait, là, dans l’ombre, une raison pour refaire surface. Vous torturer mais vous libérer aussi d’une certaine manière de ces démons depuis tant d’années endormis. 
Certaines familles sont expertes en la matière. Certaines personnes en ont fait leur bouclier. Comme Simon en qui j’ai reconnu un semblable. Dans tous ses silences. Dans toutes ses failles. Dans sa tendresse aussi. Celle qui le constitue et celle qu’il porte à ceux qui l’entourent. Quand la carapace se fissure et qu’il extrait petit à petit les souvenirs doux et amers d’une vie passée, d’un village et de ces visages qui se rappellent à lui. Il y a de la douceur, de la bienveillance qui toujours s’immisce au cœur d’un chaos intérieur.

“ Elle connait la mélancolie qui froisse le regard de son fils. Elle le protège de tout ce qui peut le blesser. Mais il l'est par tant de détails improbables, les larmes d'une petite fille, la vieillesse, une église en ruine. Benjamin éprouve envers son prochain une empathie démesurée, inconsolable. Il s'attarde sur les jolies choses, une libellule en vol stationnaire, ou ce tronc mort, sur lequel vient éclore une fleur pâle. Il n'est jamais prudent de croire en la beauté du monde. ”

Derrière cette histoire peut-être un peu rocambolesque, Gautier Battistella se saisit à la perfection de ces lieux, ces odeurs, ces inconscients sensoriels et nostalgiques qui réveillent les souvenirs et leurs douleurs, faisant danser son personnage, funambule errant, au bord de l’abîme. Il nous dresse le tableau d’une vie de village où tout le monde connaît tout le monde, où personne n’oublie rien. Le poids d’une histoire familiale, sociale, contenue dans une toile aux couleurs sombres où le vivant (homme et terre) et le mort s’entrechoquent. Entre un passé torturé que Simon a tenté d’oublier jusqu’à en déformer les souvenirs, et un présent vivotant, incomplet. Quel sera le futur, le dénouement ? C’est la question que l’on se pose tout au long de ce récit qui nous happe, nous aspire. Les phrases tranchent et claquent. Nous titillent. On assemble le puzzle. On le défait. La pièce n’est pas au bon endroit. Spirale infernale et addictive qui met à mal nos certitudes. 

Ce que l’homme a cru voir c’est ce passé qui explose tout en nuances. C’est l’enfance qui pèse sur un homme et sa construction. C’est la douleur tapie derrière la nostalgie qui coule dans les veines. Ces rancœurs, cette culpabilité, ces fantômes qui pénètrent les nuits et que n’importe quelle petite confiserie ne parvient plus à balayer. 
C’est l’histoire des Hommes servie par une écriture charnelle et subtile qui dans ses fulgurances vous colle des frissons.

Commentaires

  1. Voici un livre auquel je ne me serais jamais intéressée sans ce billet. C'est tentant.

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    1. Ravie si j'ai pu vous donner envie d'aller voir d'un peu plus près. Un roman dont on parle trop peu je trouve.

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