Ombre parmi les ombres d’Ysabelle Lacamp : à la mémoire des oubliés



“ Terezín, mon ghetto doré où l'on jouait du Verdi pour recouvrir le grincement des charrettes charriant les cadavres du jour...
Terezín... étrange Babel du désespoir, pour ne pas dire notre Babel des Arts où l'on parquait les Juifs pour mieux les envoyer mourir... ”

Je me souviens il y a quelques années, je découvrais la République tchèque, Prague plus précisément. C'était en plein mois de janvier, il faisait -15 degrés. J'y découvrais une ville chargée d'histoire, de culture, une ville au patrimoine riche. Des synagogues partout. Je visitais les lieux, avide de savoirs. Je voulais tout prendre, tout apprendre d'elle, de sa beauté. Chaque lieu visité me faisait frissonner. L'Histoire imprègne les murs là-bas. Je me souviens avoir visité un lieu, l'un des derniers de mon séjour je crois. La synagogue Pinkas qui abrite le cimetière juif, ces allées qui accueillent les pierres tombales, enneigées en cette période, pierres tombales qui semblent posées en vrac, qui ressemblent à des dents déchaussées, dont le temps masquent les inscriptions. Certains cimetières sont d'une beauté incroyable, celui-ci en fait partie. Mais ce lieu est aussi et surtout un mémorial, celui pour les Juifs de Bohême et de Moravie victimes des persécutions nazies. Je me souviens être entrée dans cette immense pièce aux murs blancs remplis d'écriture rouge et noir. 80 000. 80 000 noms inscrits à la main. 80 000 juifs morts sous l'ignominie des nazis. Je me souviens avoir senti l'âme de ces 80 000 juifs. On n'explique pas toujours ce genre de choses. Je me souviens avoir senti le froid parcourir mon échine, je me souviens avoir eu la tête qui tourne de voir tous ces noms rouge sang. Je me souviens n'avoir pas su contrôler le flot de larmes qui m'est monté aux yeux. Je me souviens, de manière déplacée, avoir voulu toucher chacun des noms inscrits. C'est interdit bien sûr, je ne l'ai pas fait bien sûr, mais sur le moment j'ai eu envie de faire ce geste, tendre la main, comme une parole qui aurait voulu dire "pardon" au nom de l'horreur humaine.
Je me souviens être ressortie de ce voyage bien différente, grandie et pourtant si petite.

“ Je sais que tu te dis : Oui, p'tit gars, vois comme la vie est belle ! Tant qu'elle frémit, notre devoir d'humain est de résister. Par tous les moyens, ne serait-ce que pour mieux l'honorer. ”

Je ne pensais pas retrouver la République Tchèque à travers Desnos. Je ne pensais pas retrouver ces frissons parcourant mon échine, ni ces larmes qui me submergent dès la page 25 (il n'est plus à prouver que je suis une hypersensible).
Je ne connaissais pas Terezín "la fosse oublieuse de l'Histoire" (en tout cas je n'en ai pas le souvenir) avant de lire Ombre parmi les ombres. Il m'a rappelé à Prague, il m'a rappelé l'horreur, il m'a présenté Leo Radek. Il m'a présenté Robert Desnos. Et leur lumière à tous les deux ou plutôt à tous les trois puisque j’y inclus Ysabelle Lacamp.

Leo Radek est le seul survivant de Terezín. Il s'est planqué plusieurs jours, avant que les alliés ne débarquent. Mal en point, il est soigné. Alors qu'on lui demande de partir une fois rétabli, Leo refuse. Personne ne l'attend. Son père s'est pendu lorsqu'il a compris que Terezín ne serait pas un havre de paix pour les juifs, sa mère et sa sœur ont été déportées à Auschwitz. Ses amis, également. Alors il aide, il est affecté au bâtiment 4. Un lieu qui bouleversera sa vie à jamais puisqu'il y rencontrera Desnos. Affaibli. Lui l'homme qui a toujours gardé l'espoir est désormais vide de toute lueur de vie.
Immédiatement, le lien se crée. Desnos transpose ses souvenirs de Paris avec ceux de Leo. Il se prend d'affection pour l'enfant. Leo, surnommé Kuba par Desnos, lui conte sa vie, la résistance qu'il créait avec d'autres enfants, cette résistance poétique face à la fureur des nazis car "L'art était devenu la drogue du ghetto, la seule capable dans un moment de communion extraordinaire de nous permettre à tous de fuir l'implacable réalité."
L'enfant ou l'auteure conte à son tour la vie de Desnos, le souvenir d’Yvonne, et de Youki. Les "sommeils hypnotiques", prophétiques de ce grand homme. L'amitié rompue pourtant si forte avec Breton. Sa foi inébranlable en l'Homme. Sa résistance à toute violence. Et puis son art à travers la peinture, à travers les mots. Sa poésie, sa magnifique poésie en guise d'espoir.

“ Écrire, écrire, poésie, nouvelles, articles chroniques, critiques, scénarios.
Embrasser tous les arts, poésie, musique, peinture, cinéma, ah divines passerelles !
S'adonner à tout public.
Élitiste / Populaire.
Écrire, écrire...
Dans Littérature ET dans Paris-Soir.
Dans La Révolution surréaliste ET dans Paris-Matinal...
Boulimie.
Double vie.
Vie. Vie. Vié. ”

En écrivant Ombre parmi les ombres, Ysabelle Lacamp écrit là deux livres majeurs. L'un dédié à l'Histoire oubliée de Terezín, l'autre en hommage à un grand poète et humaniste inoubliable : Robert Desnos. J’ai été soufflée par la beauté de ces deux hommes bien sûr mais aussi par la beauté de langue qui danse, qui lutte, qui transmet. Par ces phrases qui envoient en plein visage la force de la poésie, pas seulement celle de Desnos mais aussi la sienne, celle propre à Ysabelle Lacamp. Et qui m’a profondément émue. Je suis ressortie de ma lecture un peu tremblante comme si j’avais participé moi aussi à un sommeil hypnotique. 

Ce roman d’une rencontre imaginée est une passation, celle d’un poète qui croit encore en la beauté de l’homme à un jeune homme qui lui survivra. Une passation d’une auteure admirant Desnos à un lecteur qui n’a plus qu’une envie en refermant ce court récit, (re)lire Desnos. Dévorer ses œuvres, puiser dans son humanité, s’imprégner de sa lumière. Si forte. Si brillante. 

“ S'il vous plaît,
pour eux
pour le poète,
creusez la fosse oublieuse de l'Histoire ! ”

Commentaires

  1. Les mots que tu emploies pour parler du cimetière juif de Prague sont magnifiques ! L'émotion est palpable.

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    Réponses
    1. Merci Delphine...
      En les écrivant j'étais de nouveau là-bas mais vraiment. Pas un simple souvenir, je revoyais tout au détail près pourtant je n'ai pas une très bonne mémoire... C'est fou comme certaines choses, certains lieux peuvent nous marquer.

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