Cette nuit de Joachim Schnerf : l’émotion des relations humaines



Faire partie du jury du Prix Orange du Livre c'est aussi découvrir de merveilleux romans que l'on aurait peut-être pas lus dans un autre cadre. Des romans que l'on aimerait redécouvrir encore et encore pour la première fois (et ils sont rares ceux qui nous procurent une telle sensation). Cette nuit de Joachim Schnerf en fait partie et s'en va rejoindre une certaine étagère aux allures de temple. 


Au matin de Pessah, un homme âgé se réveille dans ce grand lit. Moitié chaud, moitié froid. L'autre côté est désormais vide. Vide de Sarah. Sa bien-aimée. Sa femme. Disparue. Morte. Partie rejoindre son père et sa mère à lui qui ont péri à Auschwitz. Auschwitz ce vieux fantôme qui hante son quotidien. Peut-on oublier l'horreur ? Jamais. Elle résonne en chaque événement. Comme une tique accrochée à la peau.

“ Les rêveries que mes paupières protègent du jour s'échappent à chaque battement, mes mains repoussent la couverture d'un geste las, mes coudes m'aident à me redresser. Il faut se lever. Je me retrouve assis devant sa commode, respire longuement, me redresse avec l'envie de quitter cette pièce au plus vite et laisser reposer l'intimité de notre chambre. Je m'appuie sur le meuble pour reprendre mon souffle et sens sa main se poser sur la mienne. La main de Sarah m'obsède, nos mains ne se quittaient jamais. Nos mains qui mangeaient, nos mains qui s'endormaient. Ces paumes qu'il nous était impossible de décoller, bâties l'une pour l'autre. Comme une roche épouse l'eau qui la lèche chaque jour. ”

Au matin de Pessah, Salomon se réveille dans ce lit, trop grand pour lui. Il étire les minutes, les heures. Il étire les souvenirs de sa Sarah et de leur vie commune. Tout en douceur, chuchotés dans les premières lumières du jour. Tout en douceur, comme une confidence. À elle. Même si elle n'est plus là désormais. Il retrace les contours de ce qu'elle était. Une femme au tempérament bien trempé. Assumé.
Il appréhende, bien sûr, c'est sa première Pâques Juive sans elle. Pour leurs enfants aussi. Il étire le temps avant de poser le pied au sol. Avant d'affronter cette journée. De vivre cette soirée du Seder qui sera bien différente des autres. D'aborder le sujet de l'héritage. De remplir son verre comme si elle était là. Mais cette année... il restera plein.
Alors il anticipe le déroulé de cette fête autant qu’il se remémore le dernier Pessah passé tous ensemble. Une soirée sous le signe des traditions, des maladresses, des engueulades. Une vie de famille en somme. Un peu loufoque mais extrêmement attachante. Salomon nous dépeint chacun de ces enfants, petits-enfants et gendres. Cette fille cadette, au cri facile, qui terrorise la tablée. Son mari, qui la craint, et qui court urgemment aux toilettes à la moindre émotion (ah les sensibilités intestinales !). Samuel et Tania leurs enfants dans la fleur de l'adolescence parfois révolter. Et puis Denise, l'aînée renfermée, silencieuse à la bouteille un peu facile et qui a épousé Pinhas, un inventeur d'histoires au tact douteux.
Et alors qu'il tire sur le fil de ses souvenirs et de ses craintes, quelqu'un sonne à la porte. Une fois, personne. Deux fois, personne. Qui donc ose faire une mauvaise blague à un vieillard qui doit se ménager ?

Joachim Schnerf a créé un roman éminemment poétique, fait de phrases qui vous soufflent un vent de tendresse à chaque page et vous fait basculer presque instantanément dans un rictus comme pour ne pas vous habituer à trop de sentiments délicats. Comme un film protecteur. Une juste dose de pudeur. Un humour décapant pour parler de l'horreur de la guerre et des camps. On adhère ou pas mais moi je me suis marrée à presque chaque blague : des poissons nommés Goering et Gobbels, une vidéo de sa petite fille qui prend la main d'un grand blond, autant de situations totalement improbables racontées sur un ton si enjoué qu’on ne peut que succomber. Mais derrière l’humour se cache bien évidemment toute la douleur et toute l'horreur vécue que Salomon tait pour ne pas réveiller le passé endormi. 
L'auteur nous entraîne dans une histoire familiale aussi douce qu'amère avec la complexité des relations humaines et l'amour en son centre. Comment parvenir à maintenir l'équilibre quand une famille perd son pilier ? Comment faire son deuil sans craindre d'oublier ce que l'autre représentait ? Peut-on encore avancer ? Sarah... Sarah comme une ritournelle, qui régnait en maître sur chacun des membres de la famille, imprégnée dans chacun des gestes de Salomon. Sera-t-il à la hauteur ? Ce sont toutes ces questions qui sont habilement mises en lumière par la délicate plume de Joachim Schnerf. 

“ « Elle tient la main d'un Boche ! Et avec une sacrée tête de SS en plus... » Je ne pouvais plus me retenir, Tania pleurait déjà. « Mais regardez, il ne manque qu'une Totenkopf et on s'y croirait. La réconciliation franco-allemande a de grands jours devant elle ! Que c'est beau de pouvoir se balader avec un Schleu sans être inquiétée, ma petite Tania, c'est ça l'Europe. Des nazis écolos ! Si j'avais pu dire à tous ces Fritz qu'un jour ma petite-fille sortirait avec leur progéniture, vous imaginez ? Rudolf Höss, ne me douchez pas, il y a une vidéo de Tania qui tient la main d'un beau SS ! Je vous pro-mets. » ”

Mais au delà de ces questions profondément humaines, Cette nuit est une mine d'informations et de connaissances sur le judaïsme, ses coutumes, ses célébrations, le passage du flambeau. J'ai beaucoup appris en lisant ce roman et j'ai été profondément touchée par la tendresse avec laquelle l'auteur dévoile ces rites. 

Vous l'aurez compris, j'ai tout aimé de Cette nuit, l'amour, l'humour, le fond, la forme, sa luminosité, sa pudeur, si bien que j'ai tenté de le faire traîner le plus longtemps possible (malgré les 18 autres qui m'attendaient) pour repousser l'échéance de voir arriver la dernière page.

“ Ce soir, personne n'osera prendre sa place et répéter ce passage à l'épuisement, mais on entendra au l'écho du Jourdain qui rebrousse chemin, des montagnes qui sautillent comme des béliers et des collines qui se prennent pour des agneaux. On pourra entendre l'écho de l'absence, si fort et si sourd que mes mains trembleront au moment de lever une nouvelle fois le verre préalablement rempli, la deuxième coup de vin. ”

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