L’Enlèvement des Sabines d’Emilie de Turckheim : jouer à la poupée

L'enlèvement des sabines
Paru aux éditions Héloïsme d'Ormesson en janvier 2018
208 pages

Si je m’attendais à ça en ouvrant L’Enlèvement des Sabines ? Certainement pas ! Pour être tout à fait honnête je ne savais pas trop à quoi m’attendre, une histoire un peu dingue probablement mais sûrement pas à un roman qui bouscule autant, cruellement d’actualité, un brin rock’n’roll, et superbement réussi ! 


“ C'est tout un art dans la vie de s'adresser à la bonne personne. Les grandes rencontres, celles qui changent une vie, portent les habits du hasard. C'est une loi universelle. Mais ce ne sont que des habits. Quand tu tomberas amoureuse, Sabine, tu ne tomberas pas. Tu marcheras d'un pas résolu vers les plaisirs de la souffrance. ”

La peau n’est plus aussi ferme. Poupée vieillissante. Aspiration nouvelle. Et pourquoi pas la poésie ? 
Poupée discrète, polie, lisse prend son courage à deux mains et quitte son job.  
Cette poupée humaine se nomme Sabine. Elle a la quarantaine. Elle voit parfois des mouches. 
Pour la remercier de ses bons et loyaux services ses chers collègues lui offrent non pas le traditionnel ficus mais une sex doll. Jolie poupée en élastomère thermoplastique. A la peau douce.  Multifonction. 
Petite fortune made in France, possède même une petite cicatrice et une tâche de naissance. La cerise sur le gâteau ? La poupée à la plastique de rêve s’appelle Sabine, également. 
Voilà donc le cadeau parfait pour une femme sans enfant, qui pourra s’imaginer avoir une ado à la maison. Jouer à la poupée. Elle en reste bouche bée. Incapable de refuser. 
Sabine part donc avec Sabine sous le bras. Paraît que les sex doll au Japon ça marche plutôt bien, mais ici en France ça dérange, ça écœure même. Surtout dans le RER quand tous les autres passagers, sentant le vent tourné, ont quitté la voiture. Sabine reçoit, tétanisée, les insultes et regarde sa poupée, cette petite allumeuse en plastique, subir crachats et attouchements. 
Mais Hans, son compagnon, relativisera « rien ne sait passer », « des jeunes qui font des blagues dans un train, c’est pas la fin du monde ». Ah oui le compagnon est formidable ! 
Contre toute attente, Sabine va trouver une sorte de réconfort par la présence de Sabine, elle va lui parler, lui raconter sa vie. Cette mère envahissante, qui a une conception particulière de l’amour. Ce compagnon, célèbre metteur en scène mais surtout homme tyrannique fasciné par la violence. Des révélations d’un mal-être bien ancré. 
Sabine, objet de moquerie. Sabine, objet de mépris. Sabine, objet de désir. Sabine, objet de folie. Mais de quelle Sabine est-il vraiment question ?

“ Un interne a annoncé à mes parents que j'avais peut-être une malformation génétique : la trisomie 21. Ma mère a éclaté en sanglots et mon père a crié que j'avais l'air tout à fait normal et qu'on n'avait aucun droit de maudire un nouveau-né. Mon père avait raison, j'ai poussé comme il fallait, j'étais normale. Moins jolie que ma soeur Fanny, moins gaie, moins sociable et affectueuse et dégourdie et gracieuse, moins hardie, mais normale. ”

Dans ce roman original, audacieux voire arrogant par son histoire un peu tirée par les cheveux – bien que l’actualité tend à nous dire le contraire puisqu’une maison close de poupées a visiblement ouvert à Paris – Emilie de Turckheim offre également à son lecteur un grain de folie par sa construction où elle alterne avec brio différentes formes littéraires pour y glisser toute l’ironie dont elle sait faire preuve. Des dialogues ou encore de longues complaintes maternelle laissées sur le répondeur nous amènent à prendre toute la mesure de la vie que subit plus que ne vit Sabine.

“ Sabine. - Je suis nue sous la foudre.
Hans. - Tu es nue sous la foudre ? C'est de la poésie ?
Sabine. - Un début.
Hans. - La poésie, c'est de la merde. C'est la peur que la maîtresse m'ordonne de réciter le poème devant la classe. Mon ventre qui se tord. Mes intestins en feu. La poésie, c'est la peur de chier devant tout le monde.
Sabine. - En écrivant, j'avais la sensation de me remplir de liqueur, de vacarme, de muscles...
Hans. - Tu as une tête à faire peur. Change de tête. On dirait que tu vas éjaculer.
Sabine. - Et je me sentais de plus en plus capable de frapper. De plus en plus dangereuse.
Hans. - Quand on écrit on ne s'intéresse plus aux gens autour de soi et on se met à ressembler à un homme. Je ne veux pas d'une femme égoïste. Et encore moins d'un homme égoïste.
Sabine. - Je n'ai pas vu le temps passer. Le temps ne passait ni vite ni lentement. Il n'y avait plus de temps.
Hans. - Il est dégueulasse, ce boudin. Tu essaies de me tuer ou quoi ?
Sabine. - J'aurais pas dû le réchauffer au micro-ondes.
Hans. - Pendant que tu t'amusais avec ta petite poésie, j'ai bu. J'ai bu pendant la répétition. Normalement je bois après la répétition. J'ai bien fait. Je fais partie des buveurs qui y voient beaucoup plus clair quand ils boivent. J'ai eu une vision. Ta poupée était dans ma pièce. Avec sa cicatrice de varicelle sous le nez. Elle jouait le rôle de Lavinia, à la place de cette nullité d'Emilie. Je vais lui donner le rôle. ” 

Elle se sert de cela pour aborder de nombreuses thématiques d’actualité à commencer par la place de la femme dans la société, le harcèlement dont on ne cesse d’entendre parler depuis des mois. A partir de quand peut-on considérer qu’il y a harcèlement ? Jusqu’où cela doit-il aller ? En lisant les lignes de Sabine, d’Emilie, j’ai senti la colère gronder en moi. Je ne suis pas féministe mais quand même il y a tant de batailles à mener. Encore plus lorsqu’il s’agit de harcèlement psychologique et d’humiliation. 
Mais l'auteure ne s’arrête pas là, c’est la féminité, le rapport au corps qui est mis en lumière à travers le désir, le regard de soi et de l’autre, la violence aussi. 
Tout cela superbement relevé par un titre plus qu’évocateur puisque L’Enlèvement des Sabines fait référence à ce mythe historique bien connu de la Rome Antique. 

Ces vastes sujets pourtant périlleux ont fonctionné à merveille sur moi car Emilie de Turckheim les aborde avec une juste dose de légèreté, de piquant et de sarcasme, un équilibre parfait, une fin exquise, qui parvient à éveiller les consciences sans tomber dans le féminisme.  

Une lecture accompagnée de ...

Le chinon "Le temps des cerises" du Domaine de la Noblaie à la robe rouge grenat, particulièrement féminin aux senteurs de fruits rouges, frais et à la vivacité parfaite en bouche. 
Côté musique, je pourrais vous bombarder de musique "girly" mais bon ce n'est pas vraiment mon genre alors ...
Run run run par Between Borders
Bruises par Chairlift
Keep your lips sealed par The DØ
Days of why and how par The Kills
Nothing else par Archive
Inhaler par Foals
I'm a lie par Charlotte Gainsbourg
Pornstar par Puts Marie 

Commentaires

  1. Le titre me faisait un peu peur, mais si il y a beaucoup d'ironie, je ne dis pas non

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    1. Ironie grinçante mais tellement tellement parfaite pour ce roman.

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  2. Je l'avais repéré avant sa sortie. Mais effectivement, ça a l'air complètement barré !

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