Autour d'un roman : "Le mal des ardents" de Frédéric Aribit

Le mal des ardents

Lorsque j'ai refermé le superbe roman de Frédéric Aribit (dont vous trouverez ma chronique ici), certaines questions me trottaient dans la tête. Je les ai noté là sur un petit carnet en me disant que peut-être j'oserais lui poser. Et puis après avoir échangé plusieurs fois avec l'auteur, je me suis lancée dans le jeu des questions. 
Un grand merci à Frédéric Aribit d'avoir accepté et pris le temps d'y répondre.


L'étincelle

Quelle est la genèse de ce roman ?

Ce roman est né d’un exposé que m’ont présenté un jour trois élèves de Première du lycée Jeannine Manuel, à Paris, où je suis prof de lettres. Il s’agissait de leur projet TPE, qui combinait deux disciplines, SVT et Art. Je ne voyais a priori pas du tout le lien entre les deux matières jusqu’à ce qu’elles me racontent l’étonnante histoire de l’ergot de seigle dont je n’avais jamais entendu parler, et son lien notamment avec Saint Antoine et les nombreuses « Tentations » dont il a fait l’objet dans l’iconographie chrétienne. 


Le feu des personnages

Comme vous, votre narrateur est un professeur de lettres, mais lui est quelque peu désabusé. Pourquoi avoir pris le parti d’en faire ce portrait là ?

Il s’agissait pour moi, à travers le fléau de l’ergotisme, d’éradiquer en réalité un autre fléau dont nous sommes tous, trop souvent, les victimes : celui de l’apathie, de la routine du quotidien, celui de ce sommeil léthargique dans lequel notre présent dort trop souvent. En ce sens, il me fallait un personnage significatif de ce désenchantement. 


La relation entre le narrateur et Lou est extrêmement sensuelle, charnelle voire même artistique. Il semblerait que vous ayez voulu redonner toute sa place au désir. Pensez-vous que c’est une chose trop souvent oubliée lorsque l’amour est abordé en littérature ? 

Le désir est un moteur romanesque assez courant, peut-être même le plus courant, et je ne prétends pas faire là preuve d’une grande originalité. En revanche, il y a mille expressions possibles du désir, qui couvrent un panel littéraire extrêmement large depuis les romances à l’eau-de-rose qui le font couler en sirop bien sucré jusqu’aux romans contemporains qui le monnayent rapidement dans une sexualité vite consommable. Il va de soi que mon roman tourne le dos à ces deux pôles, et s’inscrit plutôt dans la dynamique surréaliste d’un désir toujours recommencé, toujours relancé par l’éblouissement sensuel d’une femme, et la bouleversante poésie de sa présence immédiate. 


Parlons maintenant des personnages disons secondaires…
La mère de Lou est une véritable chrétienne, persuadée que la foi peut sauver sa fille. Personnellement, je l’ai trouvé extrême dans son rapport à la religion, était-ce une volonté ? Avez-vous souhaité dénoncer, en quelque sorte, le dogme religieux ou était-ce simplement un moyen pour vous d’aborder l’ergot dans sa dimension religieuse ?

La mère de Lou incarne en effet la religion dans ce qu’elle a de plus dogmatique, et sa présence dans le roman renvoie bien entendu à cet ahurissant retour du religieux le plus étroit auquel on assiste dans la sphère publique depuis quelques années. Je parle ici toutes religions confondues. Elle est en ce sens à l’opposé du prêtre, l’abbé Michel, autrement plus intéressant, autrement plus humain, et qui incarne pour sa part une religion qui n’oublie jamais l’homme derrière le dogme. 


Et l’implication du père de Lou est quant à elle plutôt effacée, cela semble être volontaire. Quel rôle joue-t-il exactement ? 

Le père, c’est la part sensible de Lou, c’est sa part d’enfance, celle qu’elle partage avec le narrateur, et dans laquelle il retrouve aussi quelque chose de sa propre fille. C’est le père qui donne à Lou une mémoire, une histoire. Lui qui fait qu’elle n’est pas qu’un pur présent. 


Le feu artistique

Avant d’aborder les aspects artistiques, j’aimerai revenir sur le feu… Il tient une place importante dans votre roman. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Le fléau propagé par l’ergot de seigle a, à travers l’histoire, porté plusieurs noms. Le mal des ardents, qui donne son titre au roman, en est un. Tout comme le feu Saint-Antoine, ou encore le feu sacré. L’un des symptômes de la maladie, en effet, voit certains membres du corps, à ses extrémités, littéralement brûler de l’intérieur. Des témoignages rapportent que des malades atteints par l’ergotisme se jetaient dans les rivières pour apaiser ce feu qui les dévoraient, feu qu’on a longtemps pris pour une manifestation diabolique, avant d’identifier définitivement le responsable, au XIXe siècle. Je suis parti de là, de cette expression, « feu sacré », expression prométhéenne s’il en est, et qui en art, pouvait renvoyer à l’inspiration, à la fièvre créative.


La musique, le violoncelle principalement, est essentielle dans Le mal des ardents. Un instrument qui va d’ailleurs peu à peu contaminer le narrateur. Alors pourquoi cet instrument plutôt qu’un autre ? 

Dans mon esprit, il était évident que Lou devait être musicienne, mais je ne voulais pas en faire une soliste, ce qui, en la distinguant de l’orchestre, m’aurait semblé trop facilement romanesque. Je voulais aussi qu’elle puisse être comme représentative de tout le groupe, l’incarnation de l’artiste, pas son accomplissement. Et quel instrument plus beau que le violoncelle ? Quel son plus profond ? Quel frottement de cordes plus sensible et sensuel à la fois, avec cette posture de jeu qui renvoie à l’étreinte amoureuse des corps ?


Dans un passage - qui m’a beaucoup fait rire, je vous laisse deviner pourquoi - Lou devient complètement incontrôlable et entre dans une colère noire lorsqu’elle voit un homme assis lire et écouter de la musique en même temps. L’attitude de Lou est-elle la retranscription de la vôtre lorsque vous assistez à une telle scène ? 
La duplication d’attention est-elle, selon vous, impossible pour apprécier à sa juste mesure l’art (des mots et des notes) ?

J’avoue qu’il m’arrive de m’énerver un peu lorsque je vois dans le métro des gens qui lisent, parfois de très bons livres, avec leurs écouteurs sur les oreilles. J’ai toujours l’impression que la musique des mots est parasitée par celle des instruments, ou inversement, et que si accord ou accompagnement propice il y a parfois, très souvent  l’un n’est que le bruit de fond inutile de l’autre. Je vois là un trait caractéristique de notre époque, dans cette boulimie de produits culturels interchangeables, circonstanciels, aussitôt consommés aussitôt oubliés pour les suivants.


Vous faites d’ailleurs une véritable déclaration d’amour à l’art sous toutes ses formes (musique, littérature, peinture). Pensez-vous que nous sommes dans une société qui a tendance à ne plus se laisser pleinement habiter par l’art ? 

Lou s’emporte dans une terrasse de café, et je ne suis pas loin de partager son emportement, qui vient de Georges Bataille ou d’Annie Le Brun par exemple. Oui, si la culture est devenue omniprésente, comptable, thésaurisée, il me semble que c’est au détriment de l’art et de sa dynamique de perte au contraire, d’abandon, de dépense. Au détriment de son geste. Pour reprendre les personnages de Quignard dans Tous les matins du monde, les Marin Marais sont infiniment plus nombreux que les Sainte-Colombe.


En parlant de littérature … Vous faites référence à Rimbaud, Apollinaire, on m’a également soufflé dans l’oreillette Vladimir Nabokov. Qu’est-ce qui vous a donné envie de les choisir eux ? 

Je ne les ai pas choisis, ils habitent probablement mon inconscient littéraire. D’ailleurs, si la référence à Rimbaud est explicite, en tant que mythe de la poésie, les deux autres ne sont présents que par association avec le nom de mon personnage. Lou renoue plutôt avec Nadja, cette « âme errante » ainsi qu’elle se présente à Breton le jour de leur rencontre, ou avec certaines héroïnes de Bataille, je pense à Dorothea dans Le Bleu du ciel par exemple. 


Feu de fin

Pour finir, que peut-on vous souhaiter pour la suite ? 

Une suite, justement, à ces premiers sillons littéraires… Ce ne serait pas si mal. 


Le mal des ardents - Frédéric Aribit
Paru aux éditions Belfond le 17 août 2017
240 pages (un pur délice, ça c'est moi qui le dit)
18,00€ 

Commentaires

  1. Bon, je crois que je vais le lire très rapidement ce livre. L'art c'est toute ma vie ainsi que la littérature. Puis le résumé me tente énormément. J'attends juste qu'il sorte en poche. J'ai adoré lire cet entretien !

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    1. Ce n'est pas forcément une collection qui sort en poche par contre il me semble. Mais ravie que cette interview te donne envie de découvrir ce roman qui fut pour moi un vrai coup de foudre.

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  2. cet article donne très mais très envie de le mettre dans sa PAL. Merci, encore une fois, d’inonder ma wishlist.

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    1. Ahhh mais Noël approche, mets le sur ta liste, tu ne le regretteras pas (enfin j'espère) :-)

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  3. Merci pour cet entretien. C'est toujours très intéressant de voir ou d'entendre un écrivain commenter son oeuvre.

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    1. Ravie qu'il t'ait plu. Je suis entièrement d'accord même si ce n'est pas toujours évident de trouver les bonnes questions mais là elles sont venues naturellement alors autant en profiter lorsque l'auteur en question est hyper accessible :-)

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