Les fillettes de Clarisse Gorokhoff : mélodie de l’enfance

Les fillettes
Paru en août 2019 aux éditions des Équateurs
180 pages

J’aime la plume envoûtante et saisissante de Clarisse Gorokhoff. Une plume qui laisse un goût à la fois doux et amer. Qui percute par sa grâce et se fracasse sur le cœur. Qui dans les plus intimes noirceurs de l’âme devient lumière. Dans Les fillettes, bien que différent des précédents, il y a tout cela et plus encore.

Il y a les grands yeux verts de Rebecca qui restent clos à l’heure d’emmener les fillettes à l’école. Les yeux brumeux et le corps vaporeux. Lourd. Les grands yeux verts de Rebecca qui se chargent parfois d’une tristesse inconsolable. Un regard qui flotte dans les effets de « ça ». De la chimie. Des petits comprimés blancs qu’elle avale un peu trop vite, un peu trop souvent. Pour lutter. Lutter contre la peur de soi, contre les tourments tenaces, huileux.
Il y a les grands yeux verts de Rebecca qui restent clos. Alors c’est Anton qui prépare les fillettes, Justine, Laurette et Ninon. En retard pour l’école. Leur faire prendre leur petit déjeuner. Gérer les pipis au lit. Gérer les questions de Laurette. Accompagner ces fillettes qui découvrent le monde. La vie. Un peu différemment mais entourées de l’amour de deux êtres. Une mère, un père.

“ Il y a des choses qui égaient le monde, lui procurant des couleurs, comme un coup de pinceau vif sur une toile à l'agonie. Et l'alcool en fait partie. Et puis, quitte à choisir, c'est toujours mieux que le Néo-Codion. Le problème : Rebecca a du mal à choisir et souvent elle prend les deux – il faut dire qu'ils vont si bien ensemble ! 

Il y a les grands yeux verts de Rebecca et les rayons de soleil qui éclaboussent son sourire. Ce sourire qui fait flancher le cœur d’Anton. Année après année. Son audace, sa malice, sa folie, son ivresse. Son talent qu’elle déverse sur ses feuilles blanches. Son talent qu’elle endort par ces nouveaux paradis artificiels qui n’ont plus l’odeur de haschisch, ni les volutes de l’opium. Ces nouveaux paradis artificiels. En comprimé. Directement dans le gosier. Comme un doux petit bonbon. Ceux qui l’accompagnent depuis sa plus tendre enfance.
Il y a les grands yeux verts de Rebecca et sa soif de vie autant que de nuit. Rebecca qui oublient l’heure et les fillettes à l’école et la crèche. Rebecca qui s’absente faire une course. Le temps de compter jusqu’à cent. Mille. Cent mille. 
Il y a les grands yeux verts de Rebecca qui dansent dans le salon. Rebecca qui serre bien fort ses filles entre ses bras. Prépare des crêpes avec l’étincelle dans le regard. Rebecca qui conte mille et unes histoires dont Justine et Laurette réclament.

Et puis il y a cet homme Anton dont le talent est d’aimer indéfectiblement Rebecca. La porter à bout de bras. Il y a la force d’Anton qui chaque jour tente de sauver Rebecca. 
Et puis il y a ces fillettes à l’enfance un peu bancale mais heureuse. Qui dansent, chantent, jouent, rient, vivent entourées d’un cocon d’amour. Ces fillettes qui ne laisseront personne dire « maman bizarre », « maman droguée », « maman malade ». Ne laisseront personne souffler sur leur bonheur. 
C’est pour eux que Rebecca tient bon. Pour eux, seulement pour eux.

Il y a les grands yeux verts de Rebecca et la mouche dans sa tête.
Il y a les grands yeux verts de Rebecca qui s’animent, trop vite, trop fort... 

“ Mes filles sont des incantations. Elles ne pourront pas me sauver, c'est certain – elles ne sont pas là pour ça. Mais je compris à cet instant qu'aucune des trois n'était venue sur terre par hasard : je les ai toutes désirées, une par une convoquées, afin de les aimer éternellement... Et pour qu'elles m'attachent au monde. Le monde dans ce qu'il a de concret et mystérieux, de trivial et poétique, de banal et bouleversant. ”

Que garde-t-on des souvenirs d’enfance quand ils se teintent de noir ? Quelles traces, quelles joies, quelles douleurs ? S’en souvient-on seulement ? Clarisse Gorokhoff, en prologue, pose la question « comment peut-on en garder si peu de souvenirs quand elle [l’enfance] s’acharne à laisser tant de traces ? ». J’aimerais avoir la réponse. Je la cherche encore. Encore plus dans le bouleversement de ce livre. 

Clarisse Gorokhoff m’a noué les tripes, me renvoyant à mes propres soleils percés de l’enfance confinés au fond de la mémoire. Dont j’ai verrouillé l’accès. Par peur de me cramer. 
Mais loin d’être larmoyant, Les fillettes m’a éblouie de cette lumière que l’on peut percevoir au milieu des ombres les plus féroces. Laissant ainsi apparaître les éclaircies de l’enfance bercées par la tendresse et l’amour. 
Par cette voix juste qui explore chacun des personnages, Clarisse Gorokhoff poétise le manque. Sublime la douleur. Les transforme en une mélodie qui est comme l’enfance, sans cesse en mouvance. Une mélodie intime, libre, tragique, gracieuse et sensible.


Les fillettes de Clarisse Gorokhoff
Paru aux éditions des Équateurs 

Commentaires

  1. " Dont j’ai verrouillé l’accès. Par peur de me cramer." Cette phrase... <3

    Tes mots sur ce livre, Amandine, sont beaux et je sens toute la sensibilité que tu portes en toi. Je connais une "fillette" aussi dont les blessures de l'enfance pourraient ressurgir adulte et ça m'effraie mais ce livre pourrait me plaire, je le sens.

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    1. Il y a des livres qui réveillent les souvenirs et les douleurs mais aussi les tendresses passées, aucun doute celui-ci en fait partie mais ça permet aussi d'avancer je crois et de rendre plus fort(e)

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  2. Oui, pourquoi toutes ces traces alors que de souvenirs, il n'en reste que peu ou alors si mauvais

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  3. J'avais déjà beaucoup entendu parler - en bien - de son premier roman. Une auteure qui semble avoir beaucoup de talent. Une de plus à découvrir...

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    1. Tu ne l'avais pas lu dans le cadre des 68 ?
      Oui beaucoup de talent, même si celui-ci est très différents des précédents.

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