Jolis jolis monstres de Julien Dufresne-Lamy : et maintenant, dansez !

Jolis jolis monstres
Paru aux éditions Belfond en août 2019
416 pages

J'ai découvert Julien Dufresne-Lamy il y a un peu plus d'un an avec Les indifférents, j'avais aimé sa capacité à nous immerger dans un lieu, dans la vie de ses personnages et le tumulte des relations.
Avec Jolis jolis monstres, il frappe encore plus fort et son succès en cette rentrée est à mon sens bien mérité.


“ Je danse, je suis reine, je suis monstre, le conte est mon métier. Le public me siffle, les doigts en bouche, et quand j'intercepte leurs visages gavés d'extase, je pense à elle, à ses yeux de pierres précieuses, sa voix minérale, à cette femme inouïe qui veille sur moi, en chuchotant, Plus personne ne se débarrassera de toi, mon Vampire. ”

Elles sont extravagantes. Xtranvaganza pour certaines. Elles se prénomment Angie, Venus, Lady Bunny, Octavia, Willi Ninja, RuPaul, Pepper Labeija. Elles ont côtoyé Madonna, Keith Haring, Bowie ou encore Jean-Michel Basquiat. Elles sont des monstres aux yeux de certains ou de divines créatures. Elles sont un combat pour la liberté. Elles sont une famille. Des familles. Adoptées par des mères de diverses maisons. Elles dansent, chantent, imitent, lisent. Elles sont un show, une vie, des vies.

Parmi elles, il y a Lady Prudence. James de son vrai prénom. Elle a été l'un de ces monstres. L'une des plus belles drags du New York des années 80-90. Aujourd'hui, Lady Prudence-James a la soixantaine et après avoir perdu toutes celles qu'elle aimait, toute sa famille adoptive ou presque, elle a remballé le costume, les perruques, les plumes, les talons, la double peau. Celle dans laquelle elle se sentait vraiment elle. Elle a rangé au placard Lady Prudence pour redevenir James dans un ranch.
Trente ans plus tard pourtant, New York tatoué à jamais sur la peau, rappelle James et Lady Prudence. Dans un bar, James va faire la connaissance de Victor. Ancien membre de gang. Ancien taulard. Hétérosexuel. Marié à Kate et père de la petite April, qu'il quitte un soir sans se retourner. Victor veut devenir drag. Pas qu'il aime les hommes, non - pourquoi dans ce monde faudrait-il aimer les hommes pour devenir femme ? - Victor sent l'appel, c'est là dans ses veines. Il sent qu'il ne peut devenir lui qu'en étant travesti. Alors James redevient Lady Prudence. Et devient la « mère » de Victor ou plutôt de Mia de Guadalajara dans un monde qui a évolué.

“ N'oublie jamais qui nous sommes, Victor. Nous sommes un petit pays fou dans la doublure du monde. Bric-à-brac de bric et de broc, clandestins, cachés dans les replis des consciences. Nous devons montrer nos nuances, nos ratures, nos erreurs de la nature. Nous sommes une chose et une autre, tout et son contraire, nous sommes la perfection et ses défauts. Nous sommes des maharadjahs sans visage, alités par la fièvre ou endiablés sur le dancing. On n'a pas peur du grabuges et de la nuit qui s'écroule sur les toits. Les drags et les trans meurent chaque jour mais on tient bon. On passe sous les échelles en ricanant. On ouvre les parapluies et brise les miroirs. On amadoue les mauvais sorts et les chats noirs parce que nous aussi, nous ne sommes que de la chair de gouttière. ”

À travers cette rencontre, c'est un bon dans le New York des années 80 que nous vivons. Lady Prudence raconte. Sa jeunesse, son enfance, sa tante Mae. Son arrivée à New York. Sa rencontre avec toutes celles qui deviendront ses sœurs sur les planches. Elle raconte l'homophobie qui fait rage, la curiosité qui effraye, dérange, amuse ou éblouie. La drogue et la violence qui font rage. L'acceptation de soi et des autres. La maladie qui débarque, inconnue, silencieuse. Qui fait tomber comme des mouches les belles Queens. Les beaux mâles. Qui ferme les portes des cabarets. Mais qui leur fait devenir un combat. Un de plus. Toutes ces ladies qui transformeront le show en engagement. Contre celle qui ronge. Celle qui tue. Celle dont on ne peut prononcer le nom. Quatre lettres : sida. Transformer le show en combat. Dans ce cabaret. Ce club. Ces bals. Ces rues. Danser contre la haine. La peur. L'homophobie. Raconter pour laisser trace de ce que fut leur guerre pour la liberté.

Au milieu des perruques, des robes toutes plus impressionnantes les unes que les autres. Au milieu des strass, des poudres et des couleurs flamboyantes, contrastant avec la réalité extérieure, je me suis laissée embarquer dans les coulisses des drags. Je me suis attachée à ces laissés-pour-comptes, à ces ladies qui cachent derrière costumes et maquillage fêlures et fragilités. Qui se parent de paillettes pour faire naître leur force, leur soif de vie. Un apprentissage multiple. Qui ne se fait pas uniquement entre Victor et James. Mais avec nous aussi, lecteur. Et là, entre les lignes, inévitablement on se prend le monde en pleine gueule. L'obscur comme la lumière. 

“ Au milieu du virus, on fait l'amour, anesthésiés par les draps, devant les pigeons crispés sur la rambarde. Tommy s'endort sur le lit aux pieds de bois. Ses paupières en rideau, le visage calme. Moi, je le décortique. Ce visage de médaille. Ce souffle qui claque, ces mains de musicien, ces cheveux en pétard, ce cul enfermé dans  un jean qu'il ne retire pas. Je le regarde, j'égrène les pages d'un roman italien qui parle d'amour et de mort. Puis, je m'éclipse sur la pointe des pieds, perruque sous le bras, vers mes cabarets.Parce qu'il faut toujours continuer à faire rêver les messieurs-dames, tu sais. ”

Dans ce monde qui s'interroge timidement sur le genre et l'identité sexuelle, Julien Dufresne-Lamy nous offre si non une réponse une vraie réflexion autour de ces questions. 
Au rythme de ces voix, de son humour, de ses envolées tendres, violentes, grinçantes, sans embellissements ni concessions, il nous fait virevolter au cœur de cette culture extraordinaire du drag, du voguing et des balls et de son évolution. Il nous livre une fresque d'une richesse époustouflante, documentée, nous rappelant l'atmosphère de Paris is burning (que je vous conseille d'ailleurs de regarder pour y retrouver Venus, Angie, Willy et tous les autres). Il met en lumière celles qui furent prescriptrices de la Gay Pride. Celles qui furent objet de désir comme de haine. Celles qui furent libres quoiqu'on leur dise. Monstrueusement vivantes. Celles qui furent « mères » pour toute une génération et qui le sont encore aujourd'hui pour les nouvelles. 

Jolis jolis monstres est ce roman qui se transforme en danse. Pour la tolérance, la transmission, l'égalité. Pour l'acceptation de tous : homo, travesti, hétéro, transsexuel, asexué, bisexuel et j'en passe. Une danse pour la beauté du corps que l'on possède, que l'on choisit et qui devient parfois corps artistique.

“ Combien de morts pour que deux jolies petites statues soient placées dans un square ? Combien de jolies petites statues faut-il pour que les gens se comportent comme des frères et sœurs ? Pour qu'ils comprennent que l'on fait tous partie de l'espèce humaine ? ”

Commentaires

  1. Celui-là je le mets en haut de ma wish-list ! Il a tout pour me plaire.

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    1. Et je serais très très intéressée d'avoir ton avis. À mon sens, il fait partie des livres à mettre entre les mains des lycéens pour instruire et changer les regards.

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