Les miroirs de Suzanne de Sophie Lemp : perdre les mots pour mieux les étreindre

Les miroirs de Suzanne
Paru en mars 2019 - 200 pages

J'ai bien souvent entendu parler de Sophie Lemp, connaissances communes, lectrices et lecteurs déjà conquis et pourtant je ne l'avais pas encore lue, sans trop savoir pourquoi. Et puis un jour, on se dit que c'est le moment, Charlotte Milandri me l'a fait parvenir, c'est l'occasion rêvée. L'occasion qui déclenchera les autres. 


“ J'aime cet état de séduction inconsciente, de fantasme, cette tendresse retenue. Peut-être que si je faisais l'amour avec lui, ça gâcherait tout. / Il faudrait que j'écrive ses mots, ses rires, ses excès, sa fragilité, ma pudeur, mon désir, mes peurs. / Écrire pour dire, sans forme, ce que j'ai dans la tête, dans le cœur, dans le corps, ces pensées. Écrire ma vie depuis des années, la consigner presque chaque jour, relire ensuite les pages noircies et pouvoir ainsi me souvenir plus précisément des moments vécus. / Je néglige tout à côté de lui. Je me sens comme entre parenthèse. / Il m'a dit qu'il me donnerait un objet magique à mettre au mur. / Écrire. Pour ce qu'il me transmet. Pour cet amour que j'ai pour lui. Écrire l'attente au téléphone. Sa voix. Son manteau de cuir noir. Sa façon de bouger sur la musique. Ses contradictions. Folie. 

Cahier rouge. Premier baiser. Adrien. Cahier blanc. Premier amant. Serge. Entre eux, Antoine, présent partout. Les pensées. Le cœur. Au bout du combiné. L'interdit. Le secret. Le désir sans jamais se matérialiser. Jusqu'au jour où. L'amante. Jamais plus. Ces carnets dérobés à Suzanne lors d'un cambriolage. Suzanne, 40 ans, désormais mariée à Vincent avec deux enfants. Suzanne et sa vie sans un pas de côté. Mais l'événement réveille tout. Le besoin de retrouver ces souvenirs trop longtemps enfermés. À la confiance de la mémoire, aux sons des chansons. Higelin, Barbara, Anne Sylvestre, Souchon... Retrouver le goût d'écrire. Avant que la mémoire devienne défaillante. Avec le temps, avec le temps va tout s'en va. Alors écrire. Comme une urgence. Une nécessité. Rassembler. Pour avancer. Elle qui ignore ce que sont devenus ces carnets volés. Elle qui ignore, que là-bas sous les toits, un homme les a récupérés. Abandonnés dans une poubelle de rue. Elle qui ignore qu'il les lit chaque jour et qu'il est submergé par ses sentiments adulescents. Martin qui chaque jour parcourt des kilomètres à vélo pour livrer des repas chauds. Chronomètre. Neige. Pluie. Vent. Martin, la vingtaine et déjà désabusé. Deux destins opposés que ces cahiers vont rapprocher. Suzanne qui cherche à convoquer les souvenirs d'une jeunesse en fuite quand Martin, pédale pour ne pas se laisser rattraper par le passé. Pourquoi ? Quelle douleur renferme cette fuite ? Martin et Suzanne se croiseront-ils un jour ? Est-ce l'important ?

“ Dans les larmes de Martin, il y a les souffrances qui sautent aux yeux, celles que l'on devine et celles que l'on côtoie sans les remarquer. Celles qui durent et celles qui finissent par s'estomper. Celles qui font vieillir et celles qui endurcissent. Celles que l'on expose et celles que l'on tait. ”

Dans un roman délicat, Sophie Lemp aborde les premiers amours, ceux qui laissent des traces indélébiles dans nos mémoires, nos chairs, nos cœurs. Ceux qui sont l'apprentissage. Des peaux, des corps, des douleurs. Ces vies menées après, sans trop savoir, en s'oubliant parfois, en empruntant des chemins boueux, tortueux.
Avec un personnage écrivain et l'autre lecteur, un effet miroir s'opère. Qui du lecteur, de la jeune femme qui écrivait, de la femme actuelle ou des personnages périphériques tout aussi importants, sommes-nous ? Assurément un peu de chacun. Alors inévitablement on trouve sa place. On sourit. On frissonne. On connaît. On se reconnaît dans ces âmes-là. Homme comme femme. Complexes. Des âmes, des êtres qui doutent, tâtonnent, loupent. Qui craignent les souvenirs autant que l'avenir. Des âmes humaines en somme.

Sophie Lemp les décortique à merveille de sa plume douce, fine, sans chichis, qui suggère, donne vie aux silences. Une plume presque apaisante. Qui nous donne envie de prendre la nôtre. Pour écrire, dessiner. Qu'importe quoi. Quelle histoire, quel intime. Et c'est également cela que j'ai particulièrement aimé en lisant Les miroirs de Suzanne : cette impulsion, toutes formes confondues, qu'elle offre à ses personnages autant qu'à son lecteur.


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Sophie Lemp est romancière et auteure de fictions radiophoniques pour France Culture.

Après Le Fil (Éditions de Fallois, 2015) et Leur séparation (Allary Éditions, 2017), Les miroirs de Suzanne est son troisième roman.


© Olivier Marty/Allary Editions

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Éparse de Lisa Balavoine 
Boys de Pierre Théobald
Douce de Sylvia Rozelier
Sous le soleil de mes cheveux blonds d'Agathe Ruga
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Commentaires

  1. Le fil, de Sophie Lemp sera l'une de mes prochaines lectures. Je note la référence de ce roman, ce que tu en dis me plaît beaucoup.

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