Ne préfère pas le sang à l’eau de Céline Lapertot : la puissance d'une fable contemporaine

Céline Lapertot
Paru aux éditions Viviane Hamy en janvier 2018
152 pages

La rentrée de janvier regorge de pépites, de lectures coups de poing et ce n’est pas le troisième roman de Céline Lapertot qui dérogera à la règle. Ce roman est une énorme gifle, de lutte, de prise de conscience, d’engagement. L'auteure brandit sa plume telle une arme pour nous offrir une vision anticipée, ou à peine, de notre monde qui pourrait bien courir à sa perte. 


“ Ne préfère pas le sang à l'eau. La vie, c'est gratuit. Ne fais pas couler le sang pour ce qui appartient à l'humanité. ”

Prenez conscience. Les températures augmentent, les terres sont arides, craquèlent. L’eau se raréfie au point que certains peuples ne puissent plus accéder qu’au compte-goutte à cette ressource nécessaire à la vie. Les peaux se flétrissent, même celles des enfants. Même celle de Karole « vieille avant d’avoir atteint l’âge d’être une femme » et dont les parents sont prêts à tout pour lui donner la chance de vivre. Alors pour survivre dans ce monde en perdition, certains quittent leur pays pour rejoindre ce qui s’apparente à un Eldorado : Cartimandua. 
Dans ce pays, l’homme a trouvé la solution. Un immense monstre métallique blanc, que la petite Karole rêve de serrer dans ses bras. Une citerne contenant assez d’eau pour permettre à tous de survivre. Mais dois-je vous apprendre que les vagues migratoires ne sont souvent pas bien vues ? Il suffit de voir notre société pour comprendre … Alors ceux que l’on nomme « nez-verts » vont commencer à être craint par les habitants. Cette peur tenace que l’autre nous vole, se serve, jusqu’à plus soif, jamais. Alors bien sûr, un homme, un « gros monsieur, entouré de sa clique » a la solution. Il va rétablir l’ordre. Prendre le pouvoir un beau jour. Quand le drame se sera produit. Celui de l’explosion de la citerne qui provoquera un tsunami. Corps gisant, pantins désarticulés.   
Et si certains ne tiennent pas avec lui, parce que le cœur de l’homme n’est pas toujours mauvais, ils seront enfermés. La résistance n’est pas permise. Même lorsqu’il s’agit d’un simple acte d’écriture. Sur les murs, sur des feuilles. Clandestines. Comme le fait Thiego. Ou plutôt comme le faisait Thiego avant d’être dénoncé, arrêté, enfermé, torturé, affamé, assoiffé. Mais vivant. La liberté au bout de la craie. La liberté qui tient dans une bombe, de peinture. La liberté dans le cœur. En regardant le ciel à travers les barreaux il tente d’y croire encore. Il tente de rester un homme bon, un homme qui ne se laissera pas envahir par la haine et la colère. 

“ Je ne sais pas, moi, ce que j'aurais pu faire. Qu'est ce qu'on fait, quand on a dix ans. On ne dit pas aux adultes qu'on a constaté leur folie, qu'elle est aussi visible que notre nez vert au milieu de notre figure. Simplement la folie ne se voit pas, elle se camoufle au milieu de l'indifférence des gens. Mais même la personne la moins attentive du monde ne pourra que constater ce détail vert qui change les destinées. ”

Vibrant de justesse et foudroyant de poésie, cette fable contemporaine m’a totalement bousculée au point d’avoir bien des difficultés à trouver les mots pour en parler. 
C’est en apnée, la gorge sèche que je suis partie à la découverte de cette écriture incisive, fulgurante qui nous met face à nos responsabilités, face à notre passivité. Parce que l’Homme pense que tout lui est dû, que tout est acquis. Individualisme et égoïsme remarquablement mis en en lumière par Céline Lapertot. De ce cri écologique à cette haine ou parfois juste cette peur grandissante de l’autre, des migrants, de ceux qui sous prétexte de venir d’ailleurs et de ne pas vivre comme nous sont forcément dérangeants ou malveillants, elle parvient à nous émouvoir, nous glacer le sang et nous mettre K.O. par la seule force des mots. Les mots, ô combien importants et mis à l’honneur également dans ce roman. Des mots pour dire l’horreur de ce qui pourrait nous attendre, de ce qui se passe déjà, mais des mots aussi pour défendre la liberté. Et je n’ai pu m’empêcher de penser à ces écrivains qui se battent au nom de celle-ci, qui luttent contre la tyrannie. Dogan Akhanli, Chahdortt Djavann, Aslı Erdoğan et j’en passe. Tous ceux et toutes celles qui prennent la plume comme arme pour dénoncer, au péril de leur vie. 

“ Il y a le camp de ceux qui s'engagent, le camp de ceux qui ne s'engagent pas, et au milieu, on croit qu'il n'y a rien. On ne mesure pas l'étendue de souffrance à traverser pour parvenir d'un point A à un point B. Elle tient parfois à une boîte de craies. Je comprends, là, en triturant cette stupide boîte plantée comme une flèche en moi, que l'existence ne se réduit pas à un seul et unique choix, que les cartes du courage, de la timidité, de la cruauté, de la bienveillance, ne sont pas distribuées à l'aveugle dans un écrin dont on ne peut les sortir. C'est un vaste jeu de hasard sur lequel on plaque habilement nos conceptions sur le destin. ”

Ces préoccupations majeures poussent à réfléchir sur le monde d’aujourd’hui et de demain. Sur les menaces qui planent ou se mettent en marche. Un récit bien sombre mais porté par des personnages lumineux, extrêmement touchants qui nous laissent entrevoir un espoir. Celui que seuls les hommes sont capables de porter. Ensemble. Et ce roman, certainement dérangeant mais tant mieux, est à mettre entre toutes les mains car Ne préfère pas le sang à l’eau est un magnifique plaidoyer pour la démocratie, pour la vie et pour la liberté, l’égalité, la fraternité. 

Une lecture commune avec ...
Ma très chère Virginie du blog Les lectures du mouton qui a été aussi conquise que moi par ce roman « Il vous prend en otage, vous travaille, vous laboure le ventre et le cœur tout en vous émerveillant...» 
Sa chronique complète, à lire absolument, par ici 

Commentaires

  1. Je l'ai déjà remarqué, ce livre, et pour l'avoir attentivement feuilleté, il m'a semblé extrêmement bien écrit, ce que tu confirmes ici. Donc, il se pourrait bien que je le lise :-)

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    1. Ah mais Delphine, j'ai aucun doute sur le fait que ce roman va te plaire. Aucun, aucun !

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  2. Je ne connaissais pas ce livre, ni cette auteur mais ton article m'a complètement convaincu. Ce livre a l'air d'être une pépite!

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