L’instant décisif de Pablo Martín Sánchez : 24h pour sept destinées

Pablo Martin Sanchez
Paru en septembre aux éditions La Contre Allée
288 pages

Lorsque j’ai découvert la sortie de L’instant décisif (Tuyo es el mañana en espagnol), voici la phrase de l’auteur qui m’a donné irrémédiablement envie de le lire « Moi et les gens de ma génération, les enfants de la Transition, nous avons grandi heureux dans les années 90, avec l’illusion que cela avait été un chemin de roses, sans violence. Depuis, nous avons découvert les fissures du conte (…) ». Admettez que c’est plutôt prometteur. Et c’est peu dire …


“ Pour commencer, ils veulent qu’on oublie quatre décennies de dictature. Puis qu’on oublie qu’on a oublié. Parce que l’amnésie est la seule façon pour eux de rester au pouvoir, et que la mémoire est devenue notre forme de résistance. ”

Le 18 mars 1977, Pablo Martín Sánchez nous embarque dans l’Espagne post-Franco, celle des conflits opposants les fidèles de Franco à ceux qui rêvent d’une démocratie et de toucher du doigt la liberté. L’Espagne en pleine révolution où nous lecteur allons le temps d’une seule petite journée démarrant à minuit et se terminant au crépuscule faire la connaissance de six personnages absolument passionnants. Il y a d’abord Clara, cette petite fille de 11 ans persécutée par l’un de ces camarades ; Gerardo, le professeur de politique secoué par la dictature Chilienne et qui pourrait bien jouer un double jeu… Solitario, un lévrier de course maltraité par la main de l’Homme ; Carlota, une belle et jeune étudiante en journalisme qui n’hésitera pas à s’aventurer sur un terrain dangereux pour faire éclater la vérité. Celle que l’on connaîtra plus tard. Celle des bébés volés sous Franco puis après. Il y a ensuite José María un homme d’affaires puissant mais corrompu et enfin María Dolores, la mère de José María, morte mais qui hante l’appartement familial grâce à son portrait accroché au mur… 
Six personnages hauts en couleur au cœur d’un roman polyphonique haletant. Mais pardon … Il manque un personnage essentiel selon moi, celui autour duquel gravite tout ce petit monde. Un fœtus qui deviendra bébé dans ce monde en pleine transition et que l’auteur met en mouvement en préambule de chaque grande partie du livre. Un petit être qui pourrait bien bouleverser à jamais la vie de ces six personnages. Juste en naissant alors qu’il ne devrait pas « parce que là, dehors, c’est l’enfer. Des manifestations tous les jours. Les gens parlent d’élections. D’attentats. D’amnistie. ». Une naissance que Pablo Martín Sánchez a décidé être le même jour que sa propre naissance pour ainsi donner voix à ceux qui ont composé la société espagnole à cette époque charnière.
“ Elle s’appelle Clara et moi je ne m’appelle plus Solitario. Je m’appelle Rachi. Rachi de rachitique, elle m’a dit. Les gens affirment que les enfants ne sont pas de bons maîtres, qu’ils sont capricieux, qu’ils oublient de vous nourrir et de vous faire faire votre promenade. Mais moi je les aime bien parce qu’ils voient la vie comme nous : au ras du sol. ”
L'instant décisif est un livre surprenant qui vous empoigne et vous fait tourner les pages encore et encore jusqu’à n’en plus pouvoir. Un de ces livres qui vous fait froncer les sourcils et qui la page d’après vous provoquera un beau et franc rire car l’auteur a un sens de l’humour bien aiguisé. Mais toujours avec harmonie, justesse et maîtrise. Un instant décisif qui vous émouvra autant qu’il vous révoltera. Pour ce passé fait de violence et de répression mais pas que … car les problèmes de 1977 évoqués dans ces 314 pages sont encore d’actualité. A Barcelone ces dernières semaines où les manifestations pour l’indépendance font rage – c’est d’ailleurs troublant de se dire que ce roman, qui se déroule à Barcelone, et qui traite entre autres de ces sujets, sorte au moment même où ces événements ont lieu – mais aussi dans le monde et notre société actuelle. Le harcèlement scolaire, le sexisme, le trafic d’être humain, la maltraitance animale... autant de sujets qui ne nous quittent pas.

Pablo Martín Sánchez met en exergue toutes ces formes de violence qui nous font nous demander quel monde laisserons-nous à nos enfants. Et il le fait avec une écriture saisissante. La première page est déjà fracassante de beauté. Puis les récits se construisent crescendo. Le rythme et la profondeur des mots prennent leur élan. Engagés. Ils accélèrent. Jusqu’à en devenir virevoltants. Jusqu’à nous en faire devenir acteur, porteur de message et d’espoir. 
“ Nous gardons le silence, le regard perdu, je n’ai plus sommeil, mon ivresse est passée, ainsi que l’envie de poser des questions, les cicatrices ont l’étrange pouvoir de nous rappeler que notre passé est réel. ”

Une mention spéciale à Jean-Marie Saint-Lu qui réalise un travail de traduction remarquable et révèle à la perfection la force de ces 24 heures qui nous sont données à lire.


Une lecture accompagnée de ...

Un cuba libre ou un rhum pur si vous préférez, certes ce n'est pas Espagnol mais ça colle parfaitement à l'ambiance du roman malgré tout. Côté musique on opte pour une petite sélection comprenant ...
Wild World de Cat Stevens
Stubborn Love de The Lumineers
The story of the impossible de Peter Von Poehl
High and dry de Radiohead
Here comes the sun des Beatles
Old pine de Ben Howard
Tiger mountain peasant song de Fleet Foxes


Je partage ma région

Quel est le rapport entre les Hauts-de-France et l'Espagne ? Non je ne vous parlerai pas de migration, de descendance etc. Le rapport c'est La Contre Allée puisque cette maison d'édition a élu domicile dans la capitale de Flandres, quasiment en plein centre-ville de Lille.
Outre sa ligne éditoriale qui s'attache à la transmission et aux questionnements, La Contre Allée organise également des résidences d'auteurs dans la région pour leur permettre de créer le roman, l'ouvrage de demain.

Commentaires

  1. L'Espagne est un pays que j'aime, et je lis régulièrement des romans qui ont trait à la guerre civile qu'elle a connue et au franquisme (c'est d'ailleurs le sujet de ma dernière lecture en date !). Je note donc celui-ci, de cette jeune maison d'édition que je ne connaissais pas.

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    1. Il devrait te plaire alors même si ce sont plutôt ici les personnages qui évoluent dans le contexte de la révolution (et que certains personnages sont en lien avec) mais c'est suffisant pour prendre toute la mesure de l'époque et palper la tension.

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  2. Faire un récit qui tourne autour d'une naissance attendue, c'est original, surtout pour évoquer en fond les troubles politiques. Ça donne envie de découvrir ce livre, surtout s'il est édité par une maison d'édition lilloise !

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    1. J'ai envie de te dire que tu l'apprécierais sûrement mais je me suis déjà trompée une fois. Mais toi qui aimes les contextes historiques je pense qu'effectivement il peut t'intéresser.

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