Atelier d'écriture #266 de Bric à Book | Ruines d'un temps passé

Chaque semaine, Leiloona du blog Bric à Book organise un atelier d'écriture. Le principe : à partir d'une photo, sélectionnée une semaine à l'avance, proposer un texte au ton et genre de notre choix. De quoi éveiller notre imagination :-)

© Fred Hedin

J’ai poussé la vieille porte de cette bâtisse où les souvenirs me happent comme dans un mauvais rêve. Ne reste que des ruines de cette maison familiale où jadis les murs transpiraient d’amour. 
Cet escalier maintes fois monté et descendu, en courant, en traînant des pieds, deux par deux aussi portant dans sa cage nos rires et nos cris. Il n’en reste rien ou si peu. Il manque des marches, fissurées, effondrées par le poids du passé. Semblables à l’état de mon cœur.

Cet escalier qui menait aux étages où nous jouions mes frères et moi durant des heures, à l’abri de l’Horreur du monde, insouciants, bienheureux. Cet escalier qui menait à la vie.
Là-haut j’écoutais la musique sur le gramophone, je dansais devant le grand miroir de la chambre, je me nourrissais des mots, insatiable. Je m’imaginais aventurière, quitter ces terres, vivre la grande destinée à Paris. J’étais une funambule, une princesse. Quelle était douce la vie avant que les aigles noirs ravagent tout. 

Aujourd’hui, assise sur l’unique marche qui tient encore debout (contrairement à moi) je ne sais quel visage je porte. La tête tombante, les mains tremblantes. Un sourire orne peut-être mes lèvres, comme toujours. Vous comprenez c’est plus facile, plus aisé, les gens ne questionnent pas le bien-être. 

J’entrouvre ma cape, le froid des courants d’air me saisit, mord ma chair et la tétanise. Alors je continue jusqu’à la retirer complètement, et la dépose sur cet amas de poussière, pour que ce vent glacial engourdisse mes membres. Telle est ma vie désormais, engourdie et poussiéreuse. 
Je grelotte un peu, mais pas vraiment. Je suis épuisée mais je me sens bien car peu à peu mes rêves prennent le pas sur cette réalité. 
Ces voix que je perçois à demi, dans mes nuits blanches, explosent d’un coup dans ma tête et dans l’air. Car si les êtres n’existent plus, les spectres eux acquièrent leurs lettres de noblesse. De vespérales envolées qui inondent ma vision, faits de filaments dansant sur un même rythme pour construire une image partiellement définie. Joyeuse cacophonie de ces dizaines de fantômes dans mon esprit dérangé qui me murmurent que tout cela n’existe pas, ou si peu. Que le monde n’a uniquement l’importance qu’on lui donne et si je n’en ai plus envie alors j’ai le droit de ne plus rien lui donner.

Mais mon cœur trop froid, trop triste commence, comme les souvenirs, à se cristalliser. Il a mal, il est seul, se sent lourd. Vide comme ces matins trop gris et ces soirs couleur charbon. Vide comme cet escalier meurtri qui ne craquera plus sous le poids de nos pas. 

Voilà qu’il neige à travers la toiture en lambeaux, lambeaux de mon âme, cercueil de mes fantômes. 

C’est beau les flocons. 
Ça cache les larmes. 


© Amandine - L'ivresse littéraire

Commentaires

  1. Les deux derniers vers portent en eux une douleur infinie d'une beauté certaine. ♥

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    1. Merci Leiloona, je dois dire que je les aime particulièrement ces deux vers :)

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  2. Je suis d'accord avec Leiloona, les deux derniers vers sont magnifiques! En lisant ton texte j'ai pensé à une de ces vieilles bâtisses que mon père m'amenait explorer lorsque j'étais plus jeuns.

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    1. Les ruines nous embarquent souvent dans les sentiers des souvenirs d'enfance.

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  3. C'est tout le texte qui est sublime, mais il est vrai que les deux derniers vers coupent le souffle... C'est beau de tristesse et lumineux de mélancolie... La souffrance pourrait donc elle belle? Comme toujours, je suis touchée en plein coeur �� 10000 bises

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    1. Peut-être suis-je étrange mais oui je trouve qu'il y a une forme de beauté dans la souffrance et la tristesse. Il y a au moins la beauté de l'authenticité.
      Merci Nath pour ta lecture. Je te bise tout autant.

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  4. Ouch ... Voilà qui respire la joie de vivre ... Quelle fin triste et douloureuse pour ton héroïne ...

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    1. Tu as raison Manue, je réussis rarement à faire un écrit 100 % heureux. Comme le dit Zazie dans sa chanson "Sur toi" : C'est toujours l'enfer / Qui me pousse / A jeter l'encre sur le papier...

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  5. Comme chez moi, ton escalier mène à la vie. Malheureusement, il n'en reste plus rien, sauf le vide laissé dans le cœur de ton personnage. La fin est magnifique, à l'image de tout ton texte, et termine en peu de mots la douleur qui se dégage de tout ce récit...

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    1. Merci Amélie, difficile pour moi d'écrire sur le bonheur à partir de ruines. Pour moi les ruines sonnent avant tout la fin de quelque chose.
      Je suis ravie si ces quelques mots de fin arrivent à créer cet effet, c'était l'objectif :)

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  6. Ouch' un texte poignant de sensibilité et d'authenticité !!! Des passages qui me faisaient penser à mon enfance heureuse et insouciante et tellement protégée ! Bravo et merci ! Nady

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    1. Merci Nady, contente que tu es pu repenser à une enfance heureuse malgré la tristesse qui se dégage de mon écrit. Mais oui avant cela il y a eu le bonheur que ces murs transpiraient :)

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  7. Whaouh superbe texte encore une fois. Je suis d'accord avec toi, la souffrance et la tristesse sont souvent emprunt de beauté même si cela est malheureux à dire. Bravo! Valérie

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    1. Je suis rassurée de voir que d'autres partagent cet avis.
      Merci pour ta lecture, Valérie.

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  8. C'est superbe du début à la fin. Tout y est, le bonheur passé, la nostalgie, la souffrance du bonheur perdu... et tes mots sont tellement justes ! J'ai particulièrement aimé "les gens ne questionnent pas le bien-être". C'est tellement vrai ! Un texte authentique que j'ai lu plusieurs fois. Bravo et merci Valérie.

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  9. Un texte rempli d'une belle douleur... J'aime ta plume !

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  10. J'ai aie les changements de tonalités du texte : la gaieté du paragraphe "la haut j'écoutais la musique...", le réel a travers la cape entrouverte, l'imaginaire des voix, et à la fin la nostalgie qui envahit tout. Bravo !

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